Un instrument mineur : le üçtelli bağlama

Bağlama en génevrier (Çameli)

« Bağlama » est un des noms les plus usuels des différents formats de saz que l’on trouve en Turquie. Dans le sud et l’ouest, il s’agit du plus petit (de même que le baglamas grec est le plus petit des « bouzoukis » – bozuk, grand saz). Le nom désigne littéralement l’action d’ « attacher », de « lier », associée peut-être aux frettes, ligaturées autour du manche. C’est aussi le saz le plus « élémentaire », car il ne comporte que 3 cordes (üç – tel, d’où son nom de üçtelli bağlama, ou tout simplement üçtelli), et une douzaine de frettes, marquant des distances d’un demi-ton, sauf qu’entre la 5è et la 6è frette (quarte et quinte), se trouve l’espace d’un ton entier, comme sur les luths dotar d’Asie Centrale.

Ci-contre : En mûrier (Fethiye)


L’accordage le plus courant du bağlama, de haut en bas, et en hauteurs relatives, est : ré-do-sol, sachant que le ré oscillera, en hauteur absolue, entre mi et sol, selon la taille de l’instrument : mais nous verrons (cf. Ramazan Güngör) qu’il se pratiquait dans le passé un plus grand nombre d’accordages, désormais tombés en désuétude dans les villages.

La fabrication du luth change selon son milieu d’origine : à Çameli, à 1500 m. d’altitude, le bois couramment utilisé pour la caisse et le manche est le genévrier, soit « grossier », kaba ardıçjuniperus occidentalis, soit « épineux » diken ardıç, au bois rouge et odorant (juniperus phoenicea, qu’on appelle aussi, précisément, génévrier de Lycie). Là encore, on retrouve un élément familier des steppes : le génévrier est l’arbre par excellence des yayla, poussant en altitude, plus haut que les pins : il est du reste vénéré par de nombreux peuples d’Asie Centrale, arbre sacré dont les chamanes faisaient des fumigations. En Turquie, chez les Alevis, ces arbres sont également vénérés, et les yörük sunnites, partagent cet amour du génévrier, en l’évoquant abondamment dans leurs chansons.
Dans les basses terres, jusqu’à environ 1000m. d’altitudes (kışlak, résidence d’hiver des pasteurs semi-nomades), la caisse est plutôt faite de mûrier, bois traditionnel de la lutherie sur tout l’espace de la route de la soie, et le manche en abricotier : c’est là une des grandes alliances de la lutherie d’Asie Centrale, que celle du mûrier et de l’abricotier, deux arbres que l’on trouve du XinJang à l’Anatolie.
La différence est notable, entre le timbre donné par le mûrier, cordes tendues sur une caisse petite (Ramazan), et celui du génevrier, à la caisse plus large, et aux cordes plus relâchées (Hayri). Dans les deux cas la table est en sapin léger, épicea, parfois même en génévrier également.

La grande particularité du üçtelli bağlama est la pensée harmonique qui s’y manifeste sans cesse, soit à travers les différents accordages de l’instrument, soit dans les techniques de jeu : en effet, la main gauche ayant peu d’écartement des doigts sur un manche court, elle peut jouer des trois cordes et produire des accords, ou des séries d’accords qui sont la signature même de l’art du üçtelli, et par extension, du saz : jeu de doubles cordes, séries de quintes parallèles, accords étranges surgissant au milieu d’un zeybek, etc. Sur les üçtelli des yayla, en génévrier, la corde du milieu est rapprochée de celle du bas, de sorte qu’elles sont jouées ensemble le plus souvent (obligeant à jouer les quintes parallèles).

Ramazan Güngör appelait son instrument « kopuz », du nom du luth que jouaient les ancêtres mythiques du Xè siècle : s’était-il jamais appelé ainsi localement, ou bien Ramazan voulait-il simplement affirmer par là son érudition, se distinguer ? Je n’ai en effet entendu personne d’autre donner ce nom au bağlama, dans la région.