Ecouter, voir Ramazan Güngör

Ramazan Güngör (1925-2004) vivait à Fethiye, dans une petite maison d’une seule pièce, entouré de terrasses pour les touristes qui ne lui prêtaient pas la moindre attention, ignorant qu’ils côtoyaient là un grand artiste. Il était infirme, depuis qu’il était tombé d’un toit dans sa jeunesse, et que sa jambe fracturée avait été mal soignée. Il vivait de la lutherie, mais était un musicien accompli, surtout sur son petit üçtelli bağlama, qu’il appelait kopuz, pour le rattacher à l’histoire des Turcs anciens.

Il avait plusieurs manières d’accorder son bağlama, dont deux seulement sont présentées ici : l’accordage standard, utilisé également par Hayri, et dans toute la Turquie sur les saz :

Il s’agit de ma toute première rencontre avec Ramazan Güngör, « Topal Ramazan », —Ramazan le boiteux. C’était l’été 1991, à Fethiye. L’accordage est, du haut en bas (en hauteurs relatives) : Ré-Do-Sol.

L’accordage dit “de zeybek” :

zeybek+ağırın kıvrağı « le rapide du lent », car tout zeybek, lent, est suivi d’un air de danse rapide. Accordage : Do-Do-Sol : parmi les nombreux accordages pratiqués par Ramazan, en voici un où la corde du haut est à l’unisson de celle du milieu (accordage de zeybek). Ramazan joue un zeybek, suivi de l’air rapide qui lui correspond (tout zeybek lent débouche en effet sur un rapide), et conclut par une imitation du hautbois zurna.

Airs de danse + zeybek : sur l’accordage bağlama (Ré-Do-Sol comme plus haut), une suite d’airs vifs, d’un « ethos » proche de celui des yayla de Çameli, d’airs à 9=2+2+2+3/8, avec un zeybek lent.

Imitation du chant de gorge boğaz des femmes : ici, deux techniques sont mises au service de l’imitation du chant de gorge boğaz. La première « tek parmak« , « un seul doigt », où pince la corde le seul l’index de la main droite (mais Ramazan, est gaucher!).
La seconde consiste à frapper les cordes des doigts de la main droite (main gauche ici) sur le manche (ce que les guitaristes, cf. Stanley Jordan, appellent “tapping”, ou “hammering”). Cette technique est par excellence mise au service de l’imitation du chant de gorge boğaz.
Le boğaz havası, « air de gorge », était une technique de chant des jeunes filles des temps pastoraux, modulant leur chant par une pression du pouce sur la gorge. Selon les dire des musiciens eux-mêmes, qui ont entendu le « vrai » boğaz des jeunes filles dans leur jeunesse, plus personne ne pratique ce chant désormais, mais son imitation sur les luths, vièles, sipsi, a engendré le répertoire instrumental que l’on trouve dans la région : telle était en effet la répartition des rôles dans leur adolescence de bergers : les jeunes filles chantaient le boğaz, et les garçons leur répondaient sur leur instrument. Plus particulièrement, les fines articulations et ornements de ces airs imitent les effets vocaux, les inflexions propres au boğaz havası. Le tout invariablement « cadré » sur une métrique aksak (9=2+2+2+3), à tempo constant.

Toujours les vues de la même « première rencontre », c’est d’ailleurs la seule fois où j’aie entendu Ramazan chanter. A partir de 4’30 : “Air long” (uzun hava), signifie, quand il est chanté, un air non-mesuré, mélismatique : ici il est simplement imité au bağlama, selon son accompagnement du chant. Ramazan le désigne comme air de la caravane, car il était chanté au départ des caravanes de chameaux montant des plaines côtières de Fethiye vers les montagnes de l’arrière-pays.
On remarquera l’allure nettement polyphonique de la technique de jeu, quintessence de l’art du bağlama.


Ramazan était luthier. Il travaillait sans outils mécaniques ou électriques, et on le voit ici, entre autres, raboter le manche avec l’arête d’un morceau de verre.

Le bağlama, un instrument mineur

un saz (format standard), deux bağlama, un kabak kemanı (« violon de courge »)

Le bağlama est le plus petit des luths à long manche de la famille des saz, et s’apparente à des instruments des nomades des steppes,  dombra kazakh,  khomuz kirghize, dotar turkmène, joués tout en finesses, sans plectre (cf. plus bas).

Bağlama en génevrier (Çameli)

« Bağlama » est un des noms les plus usuels des différents formats de saz que l’on trouve en Turquie. Dans le sud et l’ouest, il s’agit du plus petit (de même que le baglamas grec est le plus petit des « bouzoukis » – bozuk, grand saz). Le nom désigne littéralement l’action d’ « attacher », de « lier », associée peut-être aux frettes, ligaturées autour du manche. C’est aussi le saz le plus « élémentaire », car il ne comporte que 3 cordes (üç – tel, d’où son nom de üçtelli bağlama, ou tout simplement üçtelli), et une douzaine de frettes, marquant des distances d’un demi-ton, sauf qu’entre la 5è et la 6è frette (quarte et quinte), se trouve l’espace d’un ton entier, comme sur les luths dotar d’Asie Centrale.
L’accordage le plus courant du bağlama, de haut en bas, et en hauteurs relatives, est : ré-do-sol, sachant que le ré oscillera, en hauteur absolue, entre mi et sol, selon la taille de l’instrument : mais nous verrons (cf. Ramazan Güngör) qu’il se pratiquait dans le passé un plus grand nombre d’accordages, désormais tombés en désuétude dans les villages.

Ci-contre : En mûrier (Fethiye)

La fabrication du luth change selon son milieu d’origine : à Çameli, à 1500 m. d’altitude, le bois couramment utilisé pour la caisse et le manche est le genévrier, soit « grossier », kaba ardıçjuniperus occidentalis, soit « épineux » diken ardıç, au bois rouge et odorant (juniperus phoenicea, qu’on appelle aussi, précisément, génévrier de Lycie). Là encore, on retrouve un élément familier des steppes : le génévrier est l’arbre par excellence des yayla, poussant en altitude, plus haut que les pins : il est du reste vénéré par de nombreux peuples d’Asie Centrale, arbre sacré dont les chamanes faisaient des fumigations. En Turquie, chez les Alevis, ces arbres sont également vénérés, et les yörük sunnites, partagent cet amour du génévrier, en l’évoquant abondamment dans leurs chansons.
Dans les basses terres, jusqu’à environ 1000m. d’altitudes (kışlak, résidence d’hiver des pasteurs semi-nomades), la caisse est plutôt faite de mûrier, bois traditionnel de la lutherie sur tout l’espace de la route de la soie, et le manche en abricotier : c’est là une des grandes alliances de la lutherie d’Asie Centrale, que celle du mûrier et de l’abricotier, deux arbres que l’on trouve du XinJang à l’Anatolie.
La différence est notable, entre le timbre donné par le mûrier, cordes tendues sur une caisse petite (Ramazan), et celui du génevrier, à la caisse plus large, et aux cordes plus relâchées (Hayri). Dans les deux cas la table est en sapin léger, épicea, parfois même en génévrier également.

La grande particularité du üçtelli bağlama est la pensée harmonique qui s’y manifeste sans cesse, soit à travers les différents accordages de l’instrument, soit dans les techniques de jeu : en effet, la main gauche ayant peu d’écartement des doigts sur un manche court, elle peut jouer des trois cordes et produire des accords, ou des séries d’accords qui sont la signature même de l’art du üçtelli, et par extension, du saz : jeu de doubles cordes, séries de quintes parallèles, accords étranges surgissant au milieu d’un zeybek, etc. Sur les üçtelli des yayla, en génévrier, la corde du milieu est rapprochée de celle du bas, de sorte qu’elles sont jouées ensemble le plus souvent (obligeant à jouer les quintes parallèles).

Ramazan Güngör appelait son instrument « kopuz », du nom du luth que jouaient les ancêtres mythiques du Xè siècle : s’était-il jamais appelé ainsi localement, ou bien Ramazan voulait-il simplement affirmer par là son érudition, se distinguer ? Je n’ai en effet entendu personne d’autre donner ce nom au bağlama, dans la région.

Voici quelques cousins d’Asie centrale du bağlama. Pour en voir d’autres, aller sur youtube : Jérôme Cler et Jean During

Ruslan Jumabaev, khomuz, Kyrgyzstan – Paris 2002, images Jérôme Cler

Dombra kazakh :

Gaziza Uzakbay, à Paris 2002 (Festival Silkroad), images Jérôme Cler
Chants épiques karakalpak (Ouzbekistan)

Un instrument mineur : le üçtelli bağlama

Bağlama en génevrier (Çameli)

« Bağlama » est un des noms les plus usuels des différents formats de saz que l’on trouve en Turquie. Dans le sud et l’ouest, il s’agit du plus petit (de même que le baglamas grec est le plus petit des « bouzoukis » – bozuk, grand saz). Le nom désigne littéralement l’action d’ « attacher », de « lier », associée peut-être aux frettes, ligaturées autour du manche. C’est aussi le saz le plus « élémentaire », car il ne comporte que 3 cordes (üç – tel, d’où son nom de üçtelli bağlama, ou tout simplement üçtelli), et une douzaine de frettes, marquant des distances d’un demi-ton, sauf qu’entre la 5è et la 6è frette (quarte et quinte), se trouve l’espace d’un ton entier, comme sur les luths dotar d’Asie Centrale.

Ci-contre : En mûrier (Fethiye)


L’accordage le plus courant du bağlama, de haut en bas, et en hauteurs relatives, est : ré-do-sol, sachant que le ré oscillera, en hauteur absolue, entre mi et sol, selon la taille de l’instrument : mais nous verrons (cf. Ramazan Güngör) qu’il se pratiquait dans le passé un plus grand nombre d’accordages, désormais tombés en désuétude dans les villages.

La fabrication du luth change selon son milieu d’origine : à Çameli, à 1500 m. d’altitude, le bois couramment utilisé pour la caisse et le manche est le genévrier, soit « grossier », kaba ardıçjuniperus occidentalis, soit « épineux » diken ardıç, au bois rouge et odorant (juniperus phoenicea, qu’on appelle aussi, précisément, génévrier de Lycie). Là encore, on retrouve un élément familier des steppes : le génévrier est l’arbre par excellence des yayla, poussant en altitude, plus haut que les pins : il est du reste vénéré par de nombreux peuples d’Asie Centrale, arbre sacré dont les chamanes faisaient des fumigations. En Turquie, chez les Alevis, ces arbres sont également vénérés, et les yörük sunnites, partagent cet amour du génévrier, en l’évoquant abondamment dans leurs chansons.
Dans les basses terres, jusqu’à environ 1000m. d’altitudes (kışlak, résidence d’hiver des pasteurs semi-nomades), la caisse est plutôt faite de mûrier, bois traditionnel de la lutherie sur tout l’espace de la route de la soie, et le manche en abricotier : c’est là une des grandes alliances de la lutherie d’Asie Centrale, que celle du mûrier et de l’abricotier, deux arbres que l’on trouve du XinJang à l’Anatolie.
La différence est notable, entre le timbre donné par le mûrier, cordes tendues sur une caisse petite (Ramazan), et celui du génevrier, à la caisse plus large, et aux cordes plus relâchées (Hayri). Dans les deux cas la table est en sapin léger, épicea, parfois même en génévrier également.

La grande particularité du üçtelli bağlama est la pensée harmonique qui s’y manifeste sans cesse, soit à travers les différents accordages de l’instrument, soit dans les techniques de jeu : en effet, la main gauche ayant peu d’écartement des doigts sur un manche court, elle peut jouer des trois cordes et produire des accords, ou des séries d’accords qui sont la signature même de l’art du üçtelli, et par extension, du saz : jeu de doubles cordes, séries de quintes parallèles, accords étranges surgissant au milieu d’un zeybek, etc. Sur les üçtelli des yayla, en génévrier, la corde du milieu est rapprochée de celle du bas, de sorte qu’elles sont jouées ensemble le plus souvent (obligeant à jouer les quintes parallèles).

Ramazan Güngör appelait son instrument « kopuz », du nom du luth que jouaient les ancêtres mythiques du Xè siècle : s’était-il jamais appelé ainsi localement, ou bien Ramazan voulait-il simplement affirmer par là son érudition, se distinguer ? Je n’ai en effet entendu personne d’autre donner ce nom au bağlama, dans la région.

Qu’est-ce qu’un yayla ?

Les deux lieux dont il est principalement parlé ici sont situés au-dessus de 1000m., dans l’arrière-pays lycien.

Les yayla de Çameli (=”pays des pins”), avec l’étagement caractéristique des végétations : pins autour de 1000m., genévriers plus haut (photo G. Andres)

En hiver, sur les derniers contreforts du Taurus.

Le mot yayla est un peu devenu la « marque de fabrique » de mon travail, nom de ce site, titre de mon principal livre, et des CD publiés : de quoi s’agit-il?

La Turquie est un pays de plateaux, au climat continental. Dans la conscience de la plupart des habitants du pays, l’espace se divise en deux “territoires” : yayla, pâturage d’été, et kışlak, pâturage d’hiver. Le temps également se partage entre deux saisons, selon le très ancien calendrier des Pléïades : de début mai à début novembre, c’est l’été pastoral (yay, d’où yaylak), où l’on part vers les estives, et à partir de novembre, kış, l’hiver (d’où kışlak), où l’on se trouve « en bas » (plaines côtières, basses vallées). C’est du reste une constante de toutes les cultures turciques, — par exemple, en Asie centrale, kışlak signifie “village”, le lieu de la sédentarité hivernale. Le yayla représente un espace ouvert, en altitude, très fortement idéalisé pour ses eaux fraîches, son air pur, etc.

Si nous portons notre regard sur l’histoire de la Turquie, depuis l’arrivée des premiers peuples nomades des steppes, — dits “turkmènes”, “turcomans”, — à travers le prisme de la géographie, elle peut nous apparaître comme un long processus de sédentarisation : les Ottomans eux-mêmes n’étaient à l’origine qu’un groupe de nomades comme tant d’autres, poussant leurs troupeaux à travers toute l’Asie, et particulièrement l’Anatolie. Ces nomades, qui constituaient une puissante machine de guerre, ont été habiles dans l’histoire à s’approprier les structures des états sédentaires, de la Chine à l’Iran, jusqu’à conquérir Constantinople en 1453, et transformer en empire ottoman l’empire byzantin déjà fortement affaibli (par les Latins, et les croisades, entre autres). Par la suite, les anciens nomades devenus puissance impériale se sont toujours efforcés à la fois d’utiliser à son profit la « machine de guerre » des nomades, et de la réduire en favorisant leur sédentarisation, car ils restaient incontrôlables. Par conséquent, ceux qui ont résisté le plus longtemps à la politique de sédentarisation virent l’espace habitable se restreindre, au point qu’il ne leur restait plus que leurs pâturages d’été pour se fixer : les basses-terres, les plaines côtières étaient occupées depuis longtemps.

Les lieux que je présente ici avec leurs musiques sont des yayla peuplés par des “yörük”(= “qui marchent”), à savoir des nomades récemment fixés sur leurs anciens campements d’été : au début du 20è siècle ils pratiquaient encore le semi-nomadisme, puis ils se sont convertis, bon an mal an, à une maigre agriculture de subsistance. Les maisons “en dur” ont remplacé les anciens abris de bergers. Les hivers sont longs et rudes. Cette relative autarcie géographique a également permis aux singularités culturelles, en particulier à la musique, de se perpétuer.

Hasan Yıldırım, violoniste

Printemps 2001

Hasan était, jusqu’en janvier 2007 où il s’est éteint, le dernier violoniste venu du “vieux monde”, celui de la société pastorale d’interconnaissance… Il avait fait équipe avec Hayri toute sa vie, dans les fêtes de mariage, et jouait avec raffinement et douceur : tout en lui était raffiné, presque précieux, y compris son parler, et il contrastait fortement avec son homologue Akkulak, au jeu impétueux, et à l’allure de rude montagnard…
Hasan avait eu une vie tumultueuse : plusieurs compagnes successives, — dont la première était célèbre pour sa grande beauté, et très courtisée par les jeunes gens des alentours… C’est lui qui avait pu l’enlever, avec son consentement bien sûr, mais non celui de ses parents, ce qui lui valut six mois d’emprisonnement parce qu’elle était mineure ; après quoi, il l’avait épousée, mais elle allait n’être qu’un des épisodes de sa vie sentimentale. Il aimait montrer des photos de sa jeunesse : moto, lunettes noires… Vieillard, il était un homme frêle et discret, sans doute légèrement dépressif.
Quand il jouait, Hasan avait toujours l’air triste et méditatif, et la sonorité de son violon se fondait avec douceur dans celle du bağlama de son compagnon Hayri.

Son violon est accordé (en hauteurs relatives) : Sol (grave, corde filée de saz)-La-Ré.

Düdük : Hasan, Ali son frère et Hayri

Hayri sort de sa poche intérieure son “gizli düdük” “flûtiau secret”, fait d’un corps de roseau à six trous, et d’une embouchure en écorce de pin (sarı çam, pinus brutia) évidée, dont l’extrémité est resserrée de façon à constituer une anche double. Ce petit hautbois se fabrique au printemps, pendant que chante le coucou, et que la sève abondante permet aisément de détacher le tube d’écorce du bois qu’il renferme. Le gizli düdük est appelé ainsi en raison de sa discrétion : “tu en joues derrière la forêt, et derrière l’autre forêt on ne l’entend pas” (voirle film « Derrière la Forêt »).

L’art de Hayri Dev

Une petite suite d’enregistrements, entre 1995 et 2002
Hayri Dev, Taşavlu, 2006, photo G. Andrès

Hayri est né en 1933, d’un lignage dont il aime raconter l’origine légendaire : son nom de famille “Dev” signifie “géant”, et représente aussi le personnage de l’ogre des contes. Aussi explique-t-il qu’ils étaient à l’origine quarante géants, unis comme les doigts de la main, qui avaient leur yayla, estivage, là où réside désormais sa famille, au village de Taşavlu. Il aime également évoquer les souvenirs de la vie pastorale de son enfance, et les récits de ses grands parents, qui connaissaient encore les grandes migrations saisonnières (environ 250 km. entre l’hivernage et l’estivage) : ses parents ont fini par se fixer dans les montagnes de Çameli, et lui-même a été témoin et acteur de la reconversion définitive à l’agriculture sédentaire : mais nulle nostalgie dans ses récits au passé, car rien n’est plus étranger à Hayri que le pathos, la nostalgie ou la déploration… Plutôt une admiration joyeuse pour les personnages et les ambiances du passé.
Homme de savoir : son père l’avait destiné aux études, — c’est-à-dire qu’il apprit dans sa jeunesse à lire le Coran… Mais son goût pour la musique fut plus fort, et il garda sa science du Livre secrète en lui, tout en menant une intense vie de musicien de noces. Il détenait des savoirs bien à lui : un soir il m’expliqua qu’à la fin des temps, tous les livres, même le Coran, s’effaceraient : si l’on ne savait pas par coeur (ezberli), on serait perdu… Il aimait répéter que le monde s’était rempli sept fois, et vidé sept fois (dünya yedi kere dolmuş, yedi kere boşalmış). « Et maintenant? » — « il est plein »…

Un grand savoir-faire pratique dans tous les domaines : agriculture, menuiserie, connaissance très profonde de la nature… il a même exercé un temps le métier de tailleur, dans son jeune âge. Son rayonnement est évident, comme en témoignent les nombreuses visites de voisins venus de près ou de loin s’asseoir chez lui, y trouvant sans nul doute un réconfort.
Souplesse et élégance de l’allure, humour parfois teinté d’une ironie légère, — un anti-conformisme actif, pratique. Travailler auprès de Hayri, apprendre de lui la musique, et l’observation du monde environnant, s’accompagnait d’un rare sentiment de liberté. Avec lui le visiteur musicien apprenait, instrument en main, à méditer le répertoire, la vie immanente des formes musicales en permanente transformation, la perpétuelle différence dans la répétition.
Mais par ailleurs toujours insaisissable, derrière le rire, et gardant quelque chose d’imperceptible, selon l’adage : “karda yörü, izini bell’etme” : “marche sur la neige, mais que ta trace ne soit pas visible”.

Karda yörü, izini bell’etme. Photo : Manou Lefeuvre, 01/2007

Un jour d’avril 2002 (vidéo ci-dessous) : il avait neigé dans la nuit : à 10 heures du matin le pays était entièrement blanc. Mais deux heures plus tard, le printemps avait repris ses droits, et toute neige avait fondu. Pendant que les occupations quotidiennes reprenaient leur cours, Hayri me donna quelques exemples d’airs de boğaz, ces anciens “airs de gorge” que les jeunes femmes chantaient en gardant les troupeaux : elles pressaient le pouce sur leur glotte pour orner la mélodie de ces airs sans parole, dont la seule relique est désormais l’imitation instrumentale, transformée en air de danse. Voir également : Ramazan, imitation du boğaz, et Akkulak, imitations du boğaz au violon) .

Hayri Dev s’est éteint paisiblement le 18 juillet 2018, à l’hôpital de Denizli. La veille encore, il jouait de son bağlama.

Jeunes générations

Juillet 2003, une après-midi de détente heureuse : à droite, Zafer, le fils de Hayri, à gauche son neveu Kısmet. Preuve manifeste que deux générations après le grand Hayri, la tradition reste fort vivante.

Zafer, né en 1966, a commencé dès l’âge de 12 ans à accompagner Hayri et Hasan dans les mariages. Il jouait alors la percussion (davul, darbuka). Puis sa route l’a conduit vers la ville, Denizli, où il accompagnait de jeunes musiciens des années 70-80, qui jouaient la musique arabesk dans les gazino, cabarets urbains. Ce style arabesk, fort décrié par les tenants de la musique officielle turque (folklore national), était à la fois une musique, et l’emblème d’un mode de vie : la musique s’apparentait à la langue commune du monde arabe méditerranéen, exporté depuis l’Egypte et son cinéma dès les années 50 ; le mode de vie était celui des migrants de l’exode rural, débarquant à Istanbul, déracinés, cultivant le pathos de l’exil, des amours impossibles et tragiques…
Zafer, après avoir vécu dans cette culture, a aussi donné quelques concerts en Europe avec son père et les anciens violonistes, car il maîtrise parfaitement les répertoires locaux ; enfin, depuis une dizaine d’années, il a choisi de vivre plutôt au village, où il continue à jouer comme musicien de noces.
Quant à Kısmet, né en 1980, il s’est mis très tôt au saz, commençant par le petit bağlama ; puis il est devenu un virtuose du synthétiseur, qu’il joue dans les mariages au côté de son oncle, ou en indépendant. Depuis 2006 il s’est également mis au violon, pour prendre la relève de son voisin Hasan, qu’il a entendu et observé durant toute sa jeunesse ; il étudie également le style d’Akkulak d’après les enregistrements et les vidéos : mais la musique ne lui donne pas assez de moyens pour vivre et subvenir aux besoins de sa famille, à l’éducation de ses enfants. Aussi doit-il trouver des emplois divers, parallèlement aux fêtes de mariage.
Consécration pour ce jeune instrumentiste doué : il est monté sur la scène pour la première fois en janvier 2007, à Istanbul, Ankara et Izmir, accompagnant au violon son oncle et son grand’père, à l’occasion de la sortie d’un CD paru chez Kalan Müzik. Hasan venait de mourir, et Kısmet devenait ainsi “officiellement” l’héritier de cet art du violon en voie d’extinction… Deux ans plus tard, il donnait un concert à Paris avec son oncle et son grand’père…

Mehmet Şakır “Akkulak”

Akkulak sur le seuil de sa maison avec ses voisins, nov 1992

A une vingtaine de kilomètres du village de Hayri se trouve Hisar, non loin du fleuve Dalaman (localement, Gireniz). Là, dans une nature de garrigues où la vie pastorale s’est perpétuée à cause d’un climat protégé, vivait Akkulak, violoniste admirable qui jouait dans les mariages de la région : jusqu’à 50 noces par an, disait-il ! Mehmet Şakır était surnommé “Ak-kulak” “oreilles blanches” à cause de ses cheveux clairs. Cet homme maigre, d’une force physique impressionnante (il fallait le voir, à l’âge de 75 ans, préparer le bois de chauffage avec sa cognée !), était à l’image du paysage où il vivait : plutôt austère, rude. A la différence de Hayri, Hasan et ses confrères musiciens de Çameli, il ne se permettait aucun écart par rapport aux normes de l’islam, faisait consciencieusement ses cinq prières, ne buvait jamais… Mais tout cela n’était qu’une apparence de rudesse et de sobriété, car comme on disait dans le voisinage, quand il jouait son violon, dans les fêtes de mariage où le rakı est copieusement dispensé il semblait plus ivre, disait-on, que ses confrères qui avaient bu… Mehmet était un grand botaniste, passionné par les arbres de ses montagnes, où il aimait m’entraîner dans des marches d’une journée entière. Mehmet “Akkulak” fut le dernier berger de son lignage : quand je l’ai connu, en 1992, il était riche d’une centaine de chèvres. Son fils préféra se consacrer à l’agriculture, vendant le troupeau pour acheter des terres… Akkulak s’est éteint le 29 avril 2004.

L’explication du chant de gorge (extrait de Derrière la Forêt)

Akkulak a été avec Hayri Dev le grand protagoniste du film Derrière la Forêt, auquel il a participé avec entrain, comme on le voit ici expliquant ce quasi-mythique boğaz, chant de gorge des jeunes filles de jadis, et l’émoi amoureux qu’il provoquait.
Son violon est accordé (hauteurs relatives, du grave à l’aigu) : Sol-Ré-la-Ré (ici, en hauteurs absolues : Ré-La-Mi-La).

« Le » boğaz d’Akkulak

juillet 2003
L’air de boğaz que joue ici Akkulak était pratiquement son “hymne”, au point que dans la région cet air a désormais reçu son nom. Pour une analyse de cet air et de son rythme caractéristique “aksak”, voir : ANALYSE D’UN AKSAK

L’été 2003, Akkulak était déjà alité, et se soignait aux herbes de sa montagne. Il fit pour ses visiteurs, venus de Çameli, un de ses derniers récitals.

Ramazan Güngör

Quand on venait à Fethiye rendre visite à Ramazan Güngör, il fallait d’abord accéder au cœur de la vieille ville, seul quartier épargné par le grand tremblement de terre de 1957. Là, tous les commerces sont voués au tourisme, marchands de souvenirs et petites places aménagées en terrasses où le soir est servie de la variété orientale pour touristes, mêlée de sirtaki et de pop-musique turque… Il fallait donc être averti pour trouver la maisonnette de 10 à 15 m2 où habitait Ramazan, située juste derrière les cuisines d’un grand café, près d’un petit bassin où pataugeaient quelques canards. Et quand la fraîcheur venait le soir, on pouvait trouver Ramazan assis sur un banc près de sa maison : à 25 ans, travaillant comme charpentier, il s’était cassé les deux jambes en tombant d’un toit. Mal soigné après cet accident, il resta infirme à vie, ne pouvant marcher sans béquilles, de sorte que tout le monde le connaissait comme « Topal Ramazan », Ramazan le Boiteux, et qu’il dut limiter son goût pour le travail du bois à la fabrication des plus petits luths d’Anatolie, et à la réparation des saz qu’on lui apportait…
Sa maison d’une seule pièce lui tenait lieu à la fois d’habitation, et d’atelier de lutherie. Il vivait là dans une misère totale, en fort contraste avec le luxe touristique environnant, qui ne le traitait pas avec bienveillance… Contraste analogue à celui, violent, existant entre son minuscule luth au son ténu, et la puissance des sonos à l’entour.
Ramazan était célèbre dans le monde académique des musiciens de conservatoires, et folkloristes de la radio, comme l’ultime grand maître du üçtelli bağlama, celui par excellence auprès de qui il était encore possible d’apprendre les techniques oubliées.
Il est décédé en 2004.
>Pour écouter et voir Ramazan Güngör, tel qu’en lui-même dans les années 90-2000