ABDAL MUSA

Si vous voulez lire en musique, voici le Semah des babas, premier semah du rituel (enregistrement février 2005)

De l’autre côté de la montagne…

Le village de Tekke Köyü, au bord de son plateau : au tout premier plan, l’enclos du mausolée.

…à cent vingt kilomètres des yayla de Çameli et de leurs ritournelles presque sans texte, voici le plateau d’Abdal Musa où vit, de toute sa vie, une tradition poétique multiséculaire, ininterrompue du 16è siècle à nos jours, et où chaque pierre, chaque montagne, chaque vieux génévrier sont signifiants, pour des événements miraculeux rapportés par les villageois, et ayant trait à l’hagiographie d’Abdal Musa, un des saints fondateurs de l’ordre bektachi, disciple du grand Hadji Bektach (Haci Bektaş, 13è siècle).

Le village s’appelle Tekke Köyü, « village du Tekke », c’est à dire du « couvent ». Il abritait en effet un « couvent » réputé, jusqu’à l’abolition violente du corps des Janissaires en 1826. Le voyageur ottoman Evliya Çelebi décrit au 17è siècle ce lieu dont les chaudrons chauffaient en permanence pour nourrir le voyageur pélerin, et il mentionne les instruments de percussion qu’il y avait vus. Vivaient alors dans ce couvent 300 derviches célibataires, mücerret, et les villageois à l’entour étaient à leur service, sur leurs terres qu’ils cultivaient.

Suite à l’abolition des Janissaires, le bektachisme fut condamné à la clandestinité et le couvent passa sous tutelle nakchibendi jusqu’à la fin du 19è siècle ; enfin, dernier coup porté à la confrérie, l’interdiction des ordres religieux par Atatürk, un siècle plus tard : les villageois dans ce contexte ont entretenu la tradition du couvent comme ils ont pu, en résistant, et en clandestinité. Puis ils ont reconstruit ses institutions au cours du 20è siècle, en les adaptant à leur vie de paysans villageois, en familles. De l’ancien couvent, suite aux destructions, il ne reste aujourd’hui qu’un puits, le türbe, mausolée du saint fondateur Abdal Musa, et quelques stèles, autrefois disséminées tout autour, aujourd’hui rassemblées en ordre aux côtés du mausolée.

De ces stèles nous pouvons apprendre quelle fut la succession des dignitaires de l’ordre dans le village, qui malgré les persécutions et les revers de l’histoire, a maintenu une remarquable continuité de la tradition rituelle, où la poésie chantée est omniprésente…
Les güvende, officiants musiciens/chanteurs du rituel, chantent les grands poètes du passé, appartenant au patrimoine commun des Alévis et des Bektachis, et connaissent ainsi des centaines de vers composés à la fois dans la langue et les codes de la poésie rurale anatolienne, riches d’un contenu ésotérique dont les fidèles sont nourris en permanence au cours des longs rituels. Et bien souvent, les participants eux-mêmes viennent au djem avec leur propre poème à chanter, leur « beyit » (quatrain, ou ensemble de quatrains). De sorte que la tradition est très vivace, et ininterrompue.
Dans ce grand village de 1300 habitants environ, toute la vie s’organise autour de la confrérie, subdivisée en plusieurs groupes sous l’autorité d’autant de babas. Ces groupes, au nombre de 5 en 2019, se partagent deux maisons de rituel où ils alternent. L’initiation des fidèles a lieu à la trentaine, quand ils sont mariés et déjà « installés » dans la vie. Chaque baba a sous sa direction spirituelle une soixantaine de fidèles (talip) et leurs familles. Le moteur premier de la vie rituelle est que chaque fidèle est redevable d’un djem à sa communauté : chaque djem est ainsi une prestation offerte par deux couples mariés, —de sorte que pendant toute la saison morte (entre novembre et mars, principalement), sont organisés plusieurs djem par semaine. Les rituels commencent vers 7h du soir, et s’achèvent entre 1h et 2h du matin : la « saison morte » agricole est donc intensément vivante du côté du rituel.
Enfin, le village est un centre où l’on vient de loin : de nombreux pélerins viennent en ziyaret (visite, pélerinage). De plus, chaque année à la fin du mois de juin s’organise un « festival » où afflue le monde alévi de toute la Turquie, le temps d’un long week-end où s’entrecroisent la vénération des lieux saints, des concerts, pièces de théâtre, meetings…

Tout le reste de l’année, du printemps à l’automne, le village vit à son rythme à la fois agricole et pastoral.

Vers la page : Un rituel de birlik (djem) à Abdal Musa

La plus ancienne présentation historique d’Abdal Musa se trouve ici :
M. Fuat KÖPRÜLÜ : « Abdal Musa », texte traduit et introduit par Catherine Pinguet, in : Journal of the History of Sufism 3 (2001) : pp.325-347

Depuis, un article a renouvelé l’approche historique sur ce village :

Nikos Sigalas, «Le passé-présent du tekke d’Abdal Musa: une enquête sur les survivances du passé ottoman, l’autorité religieuse et la communauté dans un village bektachi de l’Ouest-anatolien», Turcica, n. 48, 2017, p. 381-448 (on peut y accéder en ligne sur le site de la revue Turcica)

Rituel de birlik ou djem à Abdal Musa

Complément au CD : Cérémonie de djem bektashi, Ocora-Radio-France, C 560248

Le rituel de birlik (l’unité)

Cérémonie de djem bektashi, Ocora-Radio-France, C 560248

Une soirée d’hiver montagnard, dans l’arrière-pays d’Antalya et de Finike, sur un plateau du Taurus occidental… Les rues du village, vers 19h, sont désertes, sauf quelques couples qui convergent vers la même maison, que rien ne distingue des autres du village. Une fois passée l’entrée, les arrivants se déchaussent dans le vestibule ; au fond, une porte, vers laquelle ils se dirigent ensuite, passant devant une petite pièce, la cuisine, où quelques personnes s’activent en préparant un repas.

Une fois arrivés au seuil de la porte du fond, les nouveaux arrivants en baisent l’embrasure, et entrent dans le meydan, la « place », une grande pièce 15 m. sur 8 environ : au fond, un mur couvert d’images, saints fondateurs, sainte famille de l’Imam Ali, anciens dignitaires de l’ordre ; sur ce même mur du fond et sur celui de droite, une petite niche abrite un chandelier ; des fidèles sont déjà arrivés, et se tiennent tout autour, toque de laine blanche sur la tête, foulard sur les cheveux pour les femmes, installés sur les matelas de coton bordant les quatre côtés de la pièce ; parmi eux se distinguent les babas (dignitaires religieux de l’ordre), coiffés d’une toque verte, assis près de la niche du fond, jambes repliées sous eux, une serviette sur les genoux, et représentant les « services » (hizmet) : le portier, à l’entrée, le « veilleur », ou « regard » (gözcü), assis au centre de la pièce, au pied d’un unique pilier ; devant la niche du mur de droite, les matelas forment un carré : c’est là que s’installent les musiciens, güvende. Tous ces « serviteurs » du rituel sont également nommés baba, ils sont au nombre de 12, comme les 12 imams.
En voyant arriver les fidèles, on comprend vite qu’ils viennent par couples, de sorte que la parité est parfaite, à quelques rares exceptions près (veufs et veuves) : le rituel est affaire d’une communauté villageoise mûre, et solidement familale, d’hommes et de femmes réunis.
Le nouvel arrivant parcourra l’espace compris entre la porte et sa place à travers plusieurs étapes : en effet, après s’être prosterné au centre de la pièce, il faut tour à tour aller saluer chaque baba (dignitaire religieux), en lui donnant trois accolades, et recevoir sa bénédiction.
Une fois tout le monde arrivé, et installé à sa place sur les matelas qui entourent la pièce, le birlik peut commencer. Tout d’abord, le gözcü, « veilleur » qui veille à la bonne marche du rituel, annonce par trois fois : « si quelqu’un à un reproche, un ressentiment, qu’on fasse la paix et qu’on se parle ». Puis suivent les prières des chandelles, qu’allume le baba en charge de ce service (pl.1 du CD Ocora).

L’introduction est toujours identique : même chant en l’honneur des 12 imams, sur une métrique à 7/8 assez lente :

Cet hymne en l’honneur des 12 imams est suivi du premier semahbabalar semahı, le semah des baba, inaugural.
Tous les semah d’Abdal Musa, sauf celui « des Quarante », cf. plus bas, sont construits en deux parties, sur deux poèmes distincts, avec une modulation mélodique à la 2è partie ; la « chorégraphie » parcourt l’espace au rythme des distiques chantés ; ici, la première partie est une belle louange du lieu, d’Abdal Musa, de ses montagnes, et des légendes attachées au saint protecteur du lieu (CD Ocora, plages 2 et 3), avec le refrain aşk olsun, « que l’amour soit ».
Le montage propose un « résumé », en 4 parties séparées de brèves transitions (fondu noir) : 1. Les niyaz (littéralement « suppliques », et ici, les marques de révérence) et prières précédant le semah ; 2. le début de la première partie, nommée « lente » (agır), à savoir deux distiques (beyit) ; c’est à la fin de chaque distiques que les danseurs tournent, et changent de disposition ; 3. La fin de la première partie, suivie d’une modulation, de prières, et le début de la deuxième partie, nommée kıvrak, rapide, car les danseurs font deux tours à la fin des distiques ; 4. La conclusion du semah, le « congé » des danseurs ; la totalité du semah s’étend sur une vingtaine de minutes.
Güvende babalar  : S. Can, S. Acar, S. Bicer, I. Dogan.

Après cette entrée dans le temps rituel, qui dure environ 45 mn, commence l’installation du « banquet ».
On étend par terre les sofra, nappes sur lesquelles sont posés de grands plateaux en métal. Puis arrivent les plats : viande du sacrifice, salades, yoghurt. Et surtout, la coutume de boire le « souffle » (dem), — on traduit souvent par « nectar »,— en invoquant « les Trois », Allah, Muhammed, Ali. En effet, selon le récit du miradj propre aux alevi-bektashis, le prophète « but le jus d’un raisin, et tous s’enivrèrent et dansèrent ». Une fois les sofras intallés dans tout l’espace de la pièce, on se regroupe autour par groupes de 5 ou 6, en commençant par le üçleme, — boire trois fois : sur chaque sofra, un des présents prend fonction de saki, échanson, préposé au dem qui repose dans une petite bassine.

Avec une tasse il en puise pour distribuer à chacun, en tournant. Au bout de peu de temps, les musiciens reprennent leurs saz et chantent les dem nefesleri, « chants du nectar », et nous retrouvons là, bien sûr, le fil d’une tradition de la sainte ivresse dont on suit les traces dans toute la poésie soufie turke ou persane.
Pendant que le banquet se poursuit, les musiciens entonnent des chants, à la discrétion de chacun (CD Ocora : plages 4 à 10) : l’ensemble, le « koro » (choeur), est composé de cinq à dix chanteurs selon les jours, comprenant 2 ou 3 joueurs de saz. Chacun vient avec ses cahiers de nefes (hymnes), où il choisit quelques chants pour ce soir-là. Tour à tour, donc, les membres du choeur prennent la fonction de solistes, pour cette phase, qui dure plus d’une heure, des oturak nefesleri (chants « assis » : il s’agit bien ici d’une écoute recueillie, souvent méditative. Ici, la présence d’un violoniste rappelle le temps où les djems étaient le plus souvent accompagnés de violon, instrument tombé en désuétude désormais :

L’assistance, sur certaines paroles, peut s’exclamer : « Allah Allah ! », par piété ou enthousiasme. Les nefes sont souvent ponctués de aşk olsun ! « que l’amour soit ! », qui est la façon naturelle de se saluer, de remercier, ou de féliciter, pendant le rituel, mais aussi bien souvent dans la vie quotidienne.
Cette partie du rituel s’achève par le semah des quarante, où tous les présents dansent dans une grande ronde autour de la pièce, en donnant révérence au passage devant le mur des baba.

Vient ensuite le moment liturgique d’évocation des martyrs de Kerbela, le chant des malédictions à Yezid, le Calife qui fit tuer la sainte famille.
Le rituel s’achève par 1, ou 3 semah, selon les jours, dansés par 2 couples choisis à chaque fois par le gözcü. Un dernier repas est servi ensuite, et l’eau rituelle en mémoire de la soif de l’Imam Hüseyin à Kerbela, est bue par tous, pour conclure.
Tout le monde rentre donc vers 2h du matin, on sert un petit café à la maison pour aider la digestion du festin avant de dormir : autant dire que ces rituels ne peuvent avoir lieu que pendant l’hiver, en l’absence de tous travaux des champs obligeant à se lever en forme tôt le lendemain…
Durant tout le rituel, les fidèles s’interpèlent du nom de « canlar » (djanlar), « âmes », ou erenler, « parfaits ». Et le pronom personnel « je » est remplacé par fakir, pauvre, misérable. L’ordo est très strict, le djem reflète un ordre parfait du monde, et l’image d’une communauté animée d’une même ferveur et actualisant le « banquet des Quarante ».

Dans chaque groupe sous l’autorité d’un baba, chaque talip, fidèle ou disciple, est redevable d’un djem pour sa communauté ; chaque djem est toujours offert par deux talip (deux foyers, en fait) à la fois, qui y invitent des proches, voisins, parents ; l’on comprendra aisément que les maisons de djem ne désemplissent pas pendant les 3 à 4 mois de morte saison… Quant à l’adepte qui offre le rituel, il doit assumer une grosse dépense : un mouton, divers plats, pour nourrir à satiété une cinquantaine de personnes. Le djem est à la fois une liturgie, commémorant les récits fondateurs, réactualisant le « banquet des Quarante » et les martyrs de Kerbelâ, et, tout simplement, une agape offerte par un membre à toute une communauté réunie, et confirmant, réaffirmant son unité et son équilibre communautaire. Enfin, n’oublions pas qu’on ne peut participer au djem sans avoir réglé différends et conflits… En Turquie le mot venant de l’arabe muhabbet, littéralement « amour », a le sens d’un temps d’intimité dédié à la musique, où également peuvent se partager un repas et le nectar, dem, tout comme le grec agape, qui signifie « amour » et désigne aussi un repas communautaire et fraternel. Aussi, le moment des oturak nefesleri, « airs pour être assis », est par excellence celui du muhabbet. C’est aussi le moment de l’écoute, de l’audition (sama’, sens originel du mot semah, qui ne désignera plus chez les alevis-bektachis que la danse sacrée) : tout en mangeant, les auditeurs s’imprègnent des paroles du chant, de l’enseignement qu’elles véhiculent, jusqu’au moment où tous se lèvent pour danser le semah des Quarante.
Le djem, appelé ici birlik, unité/union, est bien muhabbet, une agape musicale qui confirme l’unité communautaire, dans un ordre préétabli et scrupuleusement respecté (ordre de la hiérarchie confrérique, bon ordre du rituel). La communauté vit selon ses rythmes temporels propres, avec ses fêtes mobiles comme celles du mois de Muharrem (calendrier lunaire musulman : commémoration de Kerbelâ, coincidant avec l’élection des babas du village), ses fêtes fixes comme Nevruz (21 mars, nouvel an persan et kurde), ou Hidrellez (fête de Hızır et Ilyas, les 5-6 mai)— sans oublier le rythme agricole, qui impose une immuable « saison rituelle », de novembre à mars. En hiver, le temps séculier de la vie quotidienne, le temps du monde, est constamment débordé par un autre temps, celui de la vie conférique. En été, tout le monde est aux champs et les quelques bergers du villages, dans les yayla.

La musique

Ce qui fait l’unité globale du rituel, et qui consacre le temps du djem comme un temps transfiguré, c’est la musique, la permanence de la poésie chantée. Le chanteur continue à jouer son saz jusqu’à la fin des prières prononcées par le baba : il ne s’agit pas de faire silence pour entendre la prière, au contraire de chez les sunnites. La musique est ainsi toujours présente comme l’âme des mots qu’elle véhicule ou accompagne : elle est profondément écoutée pendant les djems, elle est le lien entre tous, dans le sens où des distiques, des quatrains, peuvent être cités, chantés, dans la vie quotidienne, comme ce dede qui, à peine monté dans une voiture roulant sur le vaste plateau, se met à chanter à pleine voix des nefes qui lui viennent à l’esprit… Ou, dans les conversations, pour illustrer une réflexion sur tel ou tel aspect de la tradition.
Chacun des groupes a ses chanteurs attitrés, dont deux ou trois savent jouer le saz. Ce qui fait une belle densité de musiciens dans ce village, et jusqu’à 12 chanteurs dans certains djems.
Cette musique surprend : les grands ambitus mélodiques, dans les semah (pl.3 et 12 du CD), le style chanté du choeur rappelle l’ambiance et l’emphase des ilahi, les chants religieux mystiques des confréries soufies. En même temps, la permanence du 9(2+2+2+3)/8, la modulation au cours du semah constitué de deux parties, sont des caractéristiques bien régionales, et rappellent fortement les chants alevi/tahtacı des environs (tels ceux enregistrés par A. Gheerbrant dans le double-33t d’Ocora Radio-France, Voyage d’A. Gheerbrant en Anatolie 1956-7).
A part les hymnes fixes, répétés à chaque rituel (12 Imams, semah), de nombreux poèmes sont « glissés » dans des mélodies préexistantes, des timbres. Enfin, les talents individuels sont également fortement appréciés, et invités à s’exprimer, pendant la partie « assise » du rituel, le temps de l’écoute.
Cf. le CD Turquie Cérémonie de djem bektashi, la tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France 2013 , C 560248

Alevi, bektachi

Introduction

Tout musicien qui s’intéresse au saz, et à la poésie chantée des aşık, troubadours itinérants d’Anatolie, entrera forcément, tôt ou tard, au contact de cette appartenance religieuse très spécifique à la Turquie et aux Balkans, Albanie en particulier, qu’on appelle bektachisme, de son saint fondateur Hadji Bektach Veli (XIIIè siècle), ou encore alévisme (alevi, turcification de l’arabe alawi, « de ‘Ali », cousin et gendre du Prophète Muhammad). Les adeptes de ce groupe religieux étaient désignés du nom infâmant de kızılbash “tête rouge”, par les sunnites, qui ont toujours réprouvé leurs modes d’expression religieuse : pas de mosquée, mais des “maisons de cem( djem) étant le nom du rituel d' »union », qu’on appelle aussi birlik, l’unité; pas de jeûne du ramadan, mais l’abstinence d’eau et de nourriture d’origine animale pendant la commémoration du martyr de l’imam Hüseyin (au début du mois de muharrem, premier de l’année musulmane) ; dans les rituels, présence égale des hommes et des femmes, musique chantée sur le saz ou d’autres instruments, accompagnant une danse sacrée, le semah, et même, ici ou là, consommation ritualisée d’alcool… Il y a 50 ans, cette identité religieuse restait secrète, les rituels absolument cachés, nocturnes ; puis les transformations de la société, l’exode rural, ont peu à peu brisé le sceau du secret, au point que l’alevisme, dont l’idéal communautaire et l’inspiration humaniste sont très forts, s’est identifié à la gauche politique, à la défense de la laïcité, tout en gardant le cadre doctrinal de sa spiritualité, ou en le sécularisant.

Chi’isme duodécimain (vénération des douze imams), divinisation de l’homme, gnosticisme, soufisme populaire, syncrétisme, survivance du chamanisme, supra-confessionnalisme, prédominance de la musique et d’une vaste tradition poétique en langue turque : tels sont les thèmes et les éléments qu’évoquent en général les Alévis eux-mêmes, et leurs historiens, dans les textes et ouvrages consacrés à cette vaste “confrérie”, qui représente en Turquie au moins 20% de la population.

représentation traditionnelle de Hadji Bektash Véli (carte postale)

La généalogie de cette appartenance religieuse remonte, selon la tradition, à l’islamisation de l’Asie Centrale par Ahmed Yesevi (12è siècle), surnommé Pîr-i Türkestan, le « maître spirituel du Turkestan », dont Hadji Bektach fut un disciple qu’il envoya en mission au pays de Rûm, l’Anatolie. Les alevis bektachis mentionnent souvent dans leurs hymnes les « Horasan erenleri », les « Parfaits venus du Khorasan ». Il s’agit de chefs spirituels, ascètes, décrits comme thaumaturges, et parfois aussi comme chefs de guerre : parmi eux se trouvent les Babas d’Amasya, qui conduisirent une célèbre révolte au 13è siècle contre les autorités seldjoukides. Au même moment, Hadji Bektach arriva en Anatolie « sous la forme d’une colombe », puis reprenant forme humaine, fut vite reconnu comme un grand saint, attirant les derviches. Le nom de Hadji Bektach allait devenir au XVè siècle éponyme d’un ordre religieux protégé par les Ottomans.
Entre Alevis et Bektachis, il est admis généralement que la différence n’est que sociologique. Les Bektachis relèveraient plutôt du monde urbain, non sans liens avec le pouvoir ottoman, et, à ses tout débuts (XIVè siècle), avec la conquête de l’Anatolie : la bektachiya est l’ordre du corps des Janissaires, et elle est restée implantée fortement dans les Balkans, surtout en Albanie. Quant aux « Alevis » (nom assez récent qui a tendance à englober l’ensemble des formes locales de communautés), ils nomadisaient sur le plateau anatolien, ou vivaient dans les villages. De plus, l’alévisme est fortement « tribal », lignager : les dignitaires, dede, le sont par hérédité, alors que ceux des Bektachis, baba, sont élus, choisis par la communauté ; et s’il est théoriquement possible à quiconque de devenir bektachi, par contre, on est alévi par la naissance. Nos travaux (cf. revue Turcica 48/2017) consacrés au village de Tekke Köyü, près d’Elmalı (Antalya) montrent que le bektachisme peut être aussi rural : de fait, en Turquie occidentale, et jusqu’en Thrace, il existe plusieurs communautés villageoises de cette même obédience bektachie.

Je ferai ici allusion à deux lieux, l’un vers le centre-est de la Turquie près de Turhal : je m’y rendis en février 2003 avec Rıza Adıgüzel, enfant de l’exode rural vivant à Istanbul, et qui profita de la fête du Kurban, du sacrifice, pour rendre visite en famille à ses vieux parents. Les quelques images de djem (cem) que je présente prenaient place dans un cycles de fêtes, car se superposaient la fête du Kurban et d’autres fêtes hivernales, plus agraires. Je n’y ai pas fait plus que « documenter » audio/visuellement les rituels, et les ashıks des villages à l’entour.

Le deuxième lieu est le village d’Abdal Musa, non loin d’Elmalı, dans le Taurus occidental, à l’ouest d’Antalya, où je me rends régulièrement depuis 1997.

Deux grands classiques des études alévi-bektashi en France :
MELIKOFF, Irène : Hadji Bektach : un mythe et ses avatars, genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Brill, Leiden, 1998., ouvrage qui reprend le travail de toute une vie de savante consacrée à ces groupes : Irène Mélikoff, née le 7 novembre 1917, jour de la chute du palais d’hiver à St Petersbourg, mit sa compétence de grande turcologue et d’orientaliste au service de ces groupes, de leurs textes, traditions orales, et de leur pensée.
GÖKALP, Altan : Têtes rouges, Bouches noires, une confrérie tribale de l’ouest anatolien, société d’ethnographie, Paris, 1980.
Il s’agit d’une monographie consacrée à la communauté des Çepni de Sofular, un chef d’oeuvre d’anthropologie structurale.
Pour l’alevisme moderne, et les aspects politiques de cette identité,
MASSICARD, Élise : L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF (Proche Orient), 2005.

Partiellement consacré au village d’Abdal Musa dont il est question ici :
PINGUET, Catherine : La folle sagesse, Editions du Cerf, Paris, 2006
Les Alevis, bardes d’Anatolie Koutoubia, Paris, 2009

Et le dossier paru dans la revue Turcica en 2017 (vol. 48) :

« Tekke Köyü, un village bektachi dans le Taurus occidental » Turcica, 48 Leuven, Peeters, 2017, p. 303-448 successivement par Jérôme CLER, Nicolas ELIAS et Nikos SIGALAS

Quelques CD :
• Turquie : Chants sacrés d’Anatolie. Ashik Feyzullah Tchinar. Ocora-Radio France Ref. C580057.
Ce disque est le joyau de la poésie chantée alévie, portée par une voix souveraine. Il fut longtemps le seul témoin de cette musique alévie, avec le double-album :
 Turquie : Voyage d’Alain Gheerbrant en Anatolie 1956-1957, Ocora-Radio-France-558634/35, — hélas non réédité sous forme de CD.
• Turquie : cérémonie de “Djem” alevi, Ocora-Radio-France, C560125
Le déroulement d’un cem dans une communauté istanbouliote originaire de Malatya.
 Turquie.

Cérémonie de Djem Bektashi – La tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France C 560248
Voir dans le présent site la page consacrée à ce CD

Turhal, Tokat

Natolia vel Asia Minor, carte de Mercator, 1606

En novembre 1996, j’assistai en simple observateur à un colloque organisé par l’Institut suédois de recherches d’Istanbul, dont le thème était l’identité alévie, en compagnie d’Irène Melikoff et de Jean During (actes du colloque : Tord Olsson, Elisabeth Özdalga, Catharina Raudvere, ed. : Alevi Identity, Cultural, Religious and Social Perspectives, Swedish Research Institute in Istanbul Transactions, n°8, Istanbul 1998). Un soir nous fûmes emmenés assister à l’inauguration d’une association dans une banlieue lointaine d’Istanbul, Umraniye. Il s’agissait d’une association d’alévis originaires de Tokat, une région d’Anatolie profonde, située à environ 800 kms à l’est d’Istanbul. Une foule joyeuse était rassemblée, en familles, il était servi à manger à tous comme dans une fête de mariage. Mais le plus saisissant était que dans cet esprit festif, tous à tour de rôle, par groupes de 6 ou 8, hommes et femmes mêlés, dansaient le semah, sur un mode plutôt festif, de divertissement. Un jeune aşık chantait en s’accompagnant sur un saz mal amplifié, d’abord un chant assez lent à 9 temps, un peu comme un zeybek : les danseurs se tenant droits, bras écartés, paumes vers le haut pour les femmes, vers le bas pour les hommes, leur ronde tournant lentement. Et soudain le mouvement s’accélérait, et la ronde offrait le spectacle étrange des hommes gesticulant bras en arrière, martelant le sol sur un rythme à trois temps (rare en Anatolie, et sans doute signe d’une proximité avec le Caucase), les femmes tournant sur elles-mêmes comme des toupies : l’ensemble était flamboyant.
Ce n’est qu’en 2001 que je repris contact avec des originaires de Tokat vivant à Istanbul, et en 2003 que je pus me rendre en hiver, pendant la saison des fêtes du sacrifice d’Abraham (Kurban), dans les villages de Turhal, une sous-préfecture de Tokat anciennement rattachée à Amasya.
Il faut savoir que cette région est le théâtre historique d’un événement fondateur pour l’identité alevie anatolienne, la “Révolte des Babas” : à l’automne 1240, des groupes turkmènes conduits par des chefs tant spirituels que guerriers s’insurgèrent contre le Pacha, et leur révolte, au terme de 2 mois, fut écrasée : le saint fondateur de l’ordre bektashi, Hadji Bektash Veli, fut contemporain, et sans doute témoin de ces troubles.


Le Semah de Turhal : deux extraits de Djem

Djem à Ormanözü, 8 février 2003 :
Deux séquences se suivent ici. Tout d’abord une partie du récit de l’extase du Prophète, de son voyage céleste appelé miradj (miraç), qui pour les Alevi représente la révélation de ‘Ali. L’aşık (Ozan Bektaş, originaire du village de Nebi Köyü) chante le récit de ce “mythe fondateur” : le Prophète est arrivé au sein de l’Assemblée des Quarante (les Immortels qui président aux destinées du monde), dont l’un lui donne à boire le şerbet, en l’occurrence le jus d’un raisin pressé : “un seul boit et tous sont enivrés”. Un premier semah est dansé.
La seconde séquence est le semah des grues cendrées (turnalar semahı), que sont censés imiter les hommes, pendant que les femmes figurent la rotation des planètes. Ce semah est dansé tour à tour par de nombreux groupes de l’assistance, généralement à 6, comme ici, mais aussi à 2, pour conclure la série des semah.

Djem à Ulutepe, 13 février 2003 :
A nouveau deux séquences ont été ici montées à la suite. Ulutepe est une bourgade importante des montagnes de Turhal. La première partie donne l’ambiance du début de rituel, où sont chantés trois hymnes (nefes, littéralement “souffle”). Le dede, et à sa droite son épouse, tiennent respectivement la place de ‘Ali et Fatima. On voit vers la gauche l’assemblée, hommes et femmes réunies, et les deux aşıks, Hüseyin Cücü (face à la caméra) et Murat Baydemir. La deuxième séquence est un semah presque complet, avec son introduction lente, et l’envol sur le rythme à trois temps.
Il n’est pas lieu ici (du moins à ce stade de développement de mon site) de détailler tous les éléments du rituel, ou de présenter une analyse de la symbolique des danses “sacrées”. Il me suffira d’indiquer que dans les deux milieux où j’ai travaillé, tant celui des yörük sunnites, que celui des alevi de Turhal, ou des bektashis d’Abdal Musa, c’est l’acte de danser qui manifeste le summum d’intensité de la vie sociale, dans un cas selon des modalités simplement “profanes”, dans l’autre en un sens religieux et symbolique affirmé par la communauté rassemblée.