Une version du « boğaz d’Akkulak” (cf.vidéo ) a été isolée ci-dessus.
La transcription reproduite est en hauteurs relatives (la norme modale de la région étant basée sur l’échelle de ré).
Brailoiu appelait aksak les rythmes “bichrones” combinant des unités valant 2 et des unités valant 3 : c’est ce que Bartók avant lui avait introduit dans la musique occidentale sous le nom de “rythmes bulgares” (5 = 2+3, 7 = 2+2+3, 8=3+3+2, etc.). Nous sommes ici en présence de l’aksak le plus fréquent de cette région, également omniprésent en Turquie, et dans l’est des Balkans, “l’aksak à 9 pulsations=2+2+2+3” (ou 4 temps 1/2) : en fait, dans l’ordre mélodique il s’agit le plus fréquemment de 2+2+2+3, ou de 3+2+2+2.
Sur le plan rythmique, la transcription ci-dessus adopte la convention “bartokienne” de notation (cf. par exemple les 5 dernières pièces de Mikrokosmos).
Mais deux problèmes se posent par rapport à une telle écriture :
1. Comme la forme est cyclique et répétitive, l’effet de “serpent qui se mord la queue” ne nous permet pas toujours de savoir où est le premier temps. Ici, nous avons choisi l’ordre 3+2+2+2 en fonction du jeu des finales dans les deux mesures, qui se répondent dans un balancement entre le do (sous-fondamentale) et le ré (fondamentale, finale).
Mais il faut savoir que la danse se construit toujours sur l’ordre 2+2+2+3, de sorte que les six doubles-croches qui ouvrent le cycle ici sont comprises comme sa conclusion dans l’ordre de la danse : c’est également la structuration de la mélodie chantée par Hayri.
2. Autre question : quand la mélodie est entendue sans le support métrique d’une percussion, ou par un auditeur exogène, comment segmenter les durées entre “groupe de trois” et “groupes de deux” ? En effet, il est possible d’entendre la pièce en “calant” la métrique sous-jacente comme suit, —en « décalant », donc :
Or il est arrivé à plusieurs reprises que Hayri et Akkulak divergent sur la perception de ce morceau précis (c’était, du reste, leur seul désaccord musical !) : Akkulak et les habitants de son village ont toujours dansé sur l’ordre métrique de la première transcription (la “vraie”, donc), alors que Hayri avait parfois tendance, presque malgré lui, à prendre l’air selon un autre ordre, celui de la deuxième transcription. Il y aurait ainsi une ambiguïté perceptive propre à cet air, deux interprétations possibles de la disposition accentuelle.
Voici comment Hayri lui-même présente, instrument en main, les deux interprétations du même air. Pour comprendre, il faut regarder comment il bat le rythme du pied. On constatera que la version en 2+2+2+3 est malgré tout plus malaisée…
Par contre, une division métrique en 3+3+3 restera toujours localement inconcevable, exclue du système rythmique “aksak”, jamais battue « par-dessus ».
La question se pose donc de l’arbitraire ou de la nécessité du lien entre mélodie et métrique, un des mystères de ces musiques (cf. Yayla, musique et musiciens de villages en Turquie méridionale, Geuthner, 2011. Cf. également le compte-rendu qu’en a donné Marc Chemillier dans la revue L’homme : « La machine aksak et les fascinantes formules asymétriques du petit luth de Turquie », L’Homme, 211, 2014, p. 129-140)