Un livre

YAYLA, musique et musiciens de villages en Turquie méridionale

Paris, Geuthner, 2011

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Page d’Errata

Compte-rendu de Marc Chemillier dans la revue L’homme : « La machine aksak et les fascinantes formules asymétriques du petit luth de Turquie », L’Homme, 211, 2014, p. 129-140)

Compte-rendu d’Ariane Zévaco dans les Cahiers d’ethnomusicologie, 26, 2013, p. 279-282

4è de couverture :

Les Yayla sont les estives où les yörük, nomades et semi-nomades turkmènes, mènent leurs troupeaux au mois de mai, dans de longues transhumances ; et c’est plus souvent, désormais, le lieu où ces nomades ont fini par se sédentariser. Ainsi, au sud-ouest de la Turquie, non loin de la Méditerranée, dans quelques yayla du Taurus occidental, des musiciens répètent à l’envi de petites musiques formulaires pour inciter des parents ou amis à danser. Ceux-ci enchaînent les figures bras levés, en tournoyant, sur un cycle de quatre pas, dont un suspendu. La musique du lieu révèle son charme discret, mais irrésistible : une métrique boiteuse omniprésente, des mélodies dont l’ambitus ne dépasse guère une sixte, et qu’il est difficile au premier abord de distinguer entre elles, tant les lois combinatoires de leur formation sont subtiles. Ainsi ces anciens nomades suspendent-ils le temps, en l’enfermant dans le cercle de la répétition, de la ritournelle.
L’ethnomusicologue, venu là d’abord pour apprendre les secrets du bağlama, petit luth emblématique de cette société, y rencontre l’amitié indéfectible des maîtres de musique, derniers témoins de la vie pastorale d’antan. Ensemble ils interrogent le devenir et les mutations de cette société, depuis le passé préservé dans les mémoires, jusqu’au présent ethnographique ; en s’immergeant dans le temps vécu, en épousant ses rythmes, l’ethnomusicologue apprend à capter les vibrations et les intensités qui traversent ce territoire, à en saisir les enjeux esthétiques et politiques.
La monographie qui en résulte part de ce petit pays de danseurs, de ses conceptions musicales, de ses habitus, en explorant les concepts de rythme, de territoire, de minorité, en interrogeant la nature profonde de ce monde rural qui reste fort peu étudié par l’anthropologie, et propose une « géomusicologie » : car la musique est ici non seulement objet d’étude, mais aussi trait d’union entre un paysage et les hommes qui l’habitent.

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AMIS ET LIENS

Ce site et ces pages sont dédiés à l’amitié autant qu’à la musique et à l’esprit des lieux, ou au discours savant… Il n’est pas question de renvoyer ici à d’innombrables liens concernant l’ethnomusicologie, d’un point de vue académique ou scientifique, car il sera facile de les trouver par d’autres moyens. Je voudrais simplement mentionner ceux proches ou lointains, qui ont accompagné mes recherches, et ont aussi pu être des sources d’inspiration.

Bernard Lortat-Jacob : http://lortajablog.free.fr
Un parcours complet dans le travail de Bernard Lortat-Jacob et ses divers “terrains” (Atlas, Sardaigne, Roumanie, Albanie, etc.). Le visiteur est conduit avec attention de page en page, et peut acquérir ainsi une vraie compétence partagée, pour son plus grand bonheur…

Jean During : ne possède pas de site web personnel, mais ses recherches en Iran et en Asie Centrale ont donné lieu à d’innombrables CD, articles, et beaux livres : on peut aller voir la page consacrée à son ouvrage Quelque chose se passe, publié chez Verdier (déjà ancien). Il publie sur Youtube de nombreuses archives audio et vidéo. Voir aussi sur le site du C.R.E.M., et encore :
http://ethnomusicologie.revues.org/1633

Marc Chemillier : http://ehess.modelisationsavoirs.fr/marc/
Ethnomusicologie, ethnomathématiques, “mathématiques naturelles” : dessins sur le sable, harpes, rythmes asymétriques, divination… Ses travaux sont passionnants, et progrès permanent : Marc est en quelque sorte un disciple de Leibniz pour qui la musique était « l’exercice caché d’une arithmétique de l’esprit ignorant qu’il compte » (musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi). On trouvera ses séminaires filmés en ligne sur Dailymotion et sur Youtube.

Site de Jean Lambert, ethnomusicologie et anthropologie au Yemen : http://www.jean-lambert.com/

Ateliers d’ethnomusicologie (Genève)
Haut lieu de pratique, diffusion, conservation des musiques (dites) traditionnelles. Editeur des Cahiers de Musiques Traditionnelles, qui deviendront à partir de 2008 Cahiers d’Ethnomusicologie.

Glossaire (en cours d’élaboration)

Remarque sur la prononciation de l’alphabet turc :
ç = “tch” (comme ch anglais)
c = dj
ı = ce “i sans point” transcrit un son intermédiaire entre le i et le e (comme dans l’anglais table, qu’on transcrirait en turc teybıl !).
ş = sh (comme en anglais)
ğ = généralement après une voyelle, ne se prononce pratiquement pas mais allonge la voyelle précédente, comme dans bağlama, qui se prononce ainsi baalama
ö = comme en alllemand, se prononce eu comme dans “lieu”.
ü = comme notre u, ou le ü allemand
u = ou

aksak = en langue turque, ce mot signifie “irrégulier”, “qui cloche”, “boiteux”. Le mot est utilisé dans la classification des rythmes de la musique classique ottomane pour désigner des mètres composant des unités valant trois (ou 2+1, avec “valeur ajoutée) et des unités valant deux. Ainsi dans cette classification l’aksak par excellence est le 5 temps = 2+3, et avec lui un des plus courants est le 7 temps = 2+2+3. L’aksak à “9 temps” (2+2+2+3) est souvent considéré comme le “rythme national” en Turquie. Ce terme a valeur de concept musicologique général depuis que l’ethnomusicologue Constantin Brailoiu en a fait le sujet d’un article célèbre.

alevi = mot calqué sur l’arabe ‘alawi, qu’on pourrait traduire par “ali’iste” : il s’agit en Turquie des partisans de Ali, le premier imam, gendre du Prophète Muhammad, et son cousin, premier musulman. De nos jours ce terme regroupe tous les membres de cette vaste confrérie anatolienne qui non seulement peut être rattachée au shi’isme, mais encore professe la divinité de Ali. Leur credo mêle des éléments proprement shi’ites, un héritage du passé centrasiatique des nomades turkmènes, et d’autres éléments empruntés aux religions avec lesquelles ces nomades ont été en contact au cours de leurs migrations (gnoses manichéennes, cultes du soleil, christianisme oriental, etc.).
Les dignitaires religieux, appelés dede (mot signifiant au départ “grand-père”) font remonter leur ascendance à la famille du Prophète (et aux 12 imams).

aşık = mot d’origine arabe signifiant “amoureux”, et désignant, en Turquie et dans le Caucase, les poètes troubadours itinérants, ou officiant dans des rituels de cem.

bağlama = cf. saz

Bektaşi (ou : bektashi) = groupe apparenté aux alevi, implanté dans les Balkans. Les Bektaşi et les Alevi ont en commun le saint fondateur de l’ordre, Haci Bektaş Veli, qui vécut en Anatolie au XIIIè siècle. Ils partagent également leur credo, dans son ensemble : divinisation de ‘Ali, culte des 12 imam, etc. Mais le fonctionnement des groupes, et la classe sociale, sont distincts. On s’accorde à dire que l’alevisme, rural et “tribal”, se transmet par l’hérédité, alors que le bektashisme, plutôt urbain, est ouvert à quiconque veut s’y initier. Chez les Bektaşi, les dignitaires appelés baba sont élus par la communauté.

boğaz havası : “air de gorge”, souvent abrégé en boğaz, tout simplement. Il s’agit d’une technique de chant pratiquée par les femmes du passé, essentiellement les bergères : elles chantaient, sans parole, faisant varier la hauteur par une pression du pouce sur la glotte. De nombreux airs instrumentaux de Çameli, Hisar, et des yayla pastoraux du Taurus sont des imitations de cette technique (comme Hayri, et Akkulak l’expliquent dans les séquences de Derrière la Forêt “sur la route” et “chants de gorge”.

cem (orthographié par commodité djem dans le site) : rituel de l’unité chez les Alevi et les Bektaşi. Le rituel suit un ordre constant : invocation des imams, célébration du miraç, voyage mystique du Prophète où lui a été révélé le Coran selon les sunnites, la nature divine de ‘Ali selon les alevi ; commémoration du massacre de Kerbelâ, du martyre de l’imam Hüseyin. Durant le rituel, la danse mystique du semah est dansée plusieurs fois, le moment fort étant celui où il est raconté par l’officiant (aşık, dede) que le Prophète, durant son ascension céleste, se trouve dans l’assemblée des Quarante, — personnages qui gouvernent le monde, — et, boit le jus d’un grain de raisin pressé : alors, dans l’unité de tous, “un seul a bu et tous sont ivres”, et dansent.
Le rituel de cem n’a lieu traditionnellement qu’en hiver, dans le monde rural. Il est éventuellement précédé d’un “tribunal” où sont réglés tous les différends de la communauté, arbitrés par le dede, qui réconcilie, donne des amendes, ou même exclut certains fidèles pendant un certain temps. Selon la règle, il est impossible de commencer le rituel s’il reste encore un motif de désunion chez les participants.

Rythme : il peut paraître incongru de placer un mot si chargé d’histoire dans un tel glossaire, mais ce ne sera que pour en rappeler l’étymologie : rhythme, comme on l’écrivait au XIXè siècle ou en anglais, vient du verbe grec rhéô, “couler”. C’est à tort qu’on l’a associé au flux et au reflux, à la cadence des flots, à la périodicité, quand il faudrait s’en tenir au seul flux, au courant d’un fleuve (dans lequel, comme dit Héraclite, on n’entre jamais deux fois). Le rythme c’est d’abord le fleuve du devenir, d’Héraclite à Apollinaire, et la musique, en tant que performance, renvoie au devenir, — d’autant plus quand elle est de tradition orale, non figée sur l’espace d’une écriture. Cette étymologie devra juste ici nous rappeler que le rythme a d’abord à voir avec le processus, le mouvement de la musique, et que sa composante “périodicité” n’est qu’une de ses composantes possibles. Voir la page Mètre et rythme.

saz : (du persan) nom générique moderne des luths à long manche en Turquie. Le mot saz, en persan, a le sens très large d’instrument de musique, d’accordage, d’ensemble instrumental. En Turquie contemporaine il désigne le format standard de ce luth, qui comprend par ailleurs plusieurs tailles : du plus petit au plus grand : cura, bağlama, saz, tambura, bozuk, divan sazı, meydan sazı.

semah : dérivé de l’arabe sama’ (audition, écoute), ce mot désigne à la fois l’audition mystique de la musique, et la danse qui en dérive. Selon la grande tradition du soufisme mevlevi (de mevlana, mawlana, “notre maître” nom donné à Djelal-ed-din Rûmi, XIIIè siècle), l’audition d’un son musical (et pour Rûmi, cela va du tintement des marteaux des batteurs d’or aux musiques de toute nature) éveille dans l’âme une faculté d’audition, qui est également le ressouvenir profond de la voix originelle entendue quand les âmes, encore non incarnées, volaient dans les espaces du ciel, avant la création du monde. Même si l’alevisme, qu’on peut cataloguer parmi les ordres du soufisme populaire, n’a pas autant développé ce thème du point de vue de la théologie mystique, il repose néanmoins sur cette notion d’audition et d’ivresse, manifestées dans la danse rituelle.

turkmène : dans ces pages, ce mot désigne non pas le peuple dont l’état est le Turkménistan, mais selon l’ancien sens (cf. Turcoman), les populations nomades non sédentarisées, parlant une langue turque, et circulant, irréductibles, dans les steppes, de l’Asie centrale aux Balkans. Au Moyen-Age, ces populations étaient évidemment très mal considérées par les “hautes cultures”, en particulier persane.

yörük : nom des (semi-)nomades, ou des populations d’ascendance nomade récente en Turquie contemporaine.

zeybek : danse lente à 9 temps, généralement groupés 3.2.2.2, de l’ouest et du sud anatoliens. On la trouve dans les îles grecques sous le nom de zeïbekiko (fort prisée dans le style rebetiko). Les zeybek sont aussi des personnages de “bandits d’honneur”, très prisés dans l’ouest anatolien, comme défenseurs des droits des plus humbles face aux exactions des riches propriétaires terriens ou de l’Etat, et dont certains ont donné leur nom à l’air de danse censé les évoquer.

ABDAL MUSA

Si vous voulez lire en musique, voici le Semah des babas, premier semah du rituel (enregistrement février 2005)

De l’autre côté de la montagne…

Le village de Tekke Köyü, au bord de son plateau : au tout premier plan, l’enclos du mausolée.

…à cent vingt kilomètres des yayla de Çameli et de leurs ritournelles presque sans texte, voici le plateau d’Abdal Musa où vit, de toute sa vie, une tradition poétique multiséculaire, ininterrompue du 16è siècle à nos jours, et où chaque pierre, chaque montagne, chaque vieux génévrier sont signifiants, pour des événements miraculeux rapportés par les villageois, et ayant trait à l’hagiographie d’Abdal Musa, un des saints fondateurs de l’ordre bektachi, disciple du grand Hadji Bektach (Haci Bektaş, 13è siècle).

Le village s’appelle Tekke Köyü, « village du Tekke », c’est à dire du « couvent ». Il abritait en effet un « couvent » réputé, jusqu’à l’abolition violente du corps des Janissaires en 1826. Le voyageur ottoman Evliya Çelebi décrit au 17è siècle ce lieu dont les chaudrons chauffaient en permanence pour nourrir le voyageur pélerin, et il mentionne les instruments de percussion qu’il y avait vus. Vivaient alors dans ce couvent 300 derviches célibataires, mücerret, et les villageois à l’entour étaient à leur service, sur leurs terres qu’ils cultivaient.

Suite à l’abolition des Janissaires, le bektachisme fut condamné à la clandestinité et le couvent passa sous tutelle nakchibendi jusqu’à la fin du 19è siècle ; enfin, dernier coup porté à la confrérie, l’interdiction des ordres religieux par Atatürk, un siècle plus tard : les villageois dans ce contexte ont entretenu la tradition du couvent comme ils ont pu, en résistant, et en clandestinité. Puis ils ont reconstruit ses institutions au cours du 20è siècle, en les adaptant à leur vie de paysans villageois, en familles. De l’ancien couvent, suite aux destructions, il ne reste aujourd’hui qu’un puits, le türbe, mausolée du saint fondateur Abdal Musa, et quelques stèles, autrefois disséminées tout autour, aujourd’hui rassemblées en ordre aux côtés du mausolée.

De ces stèles nous pouvons apprendre quelle fut la succession des dignitaires de l’ordre dans le village, qui malgré les persécutions et les revers de l’histoire, a maintenu une remarquable continuité de la tradition rituelle, où la poésie chantée est omniprésente…
Les güvende, officiants musiciens/chanteurs du rituel, chantent les grands poètes du passé, appartenant au patrimoine commun des Alévis et des Bektachis, et connaissent ainsi des centaines de vers composés à la fois dans la langue et les codes de la poésie rurale anatolienne, riches d’un contenu ésotérique dont les fidèles sont nourris en permanence au cours des longs rituels. Et bien souvent, les participants eux-mêmes viennent au djem avec leur propre poème à chanter, leur « beyit » (quatrain, ou ensemble de quatrains). De sorte que la tradition est très vivace, et ininterrompue.
Dans ce grand village de 1300 habitants environ, toute la vie s’organise autour de la confrérie, subdivisée en plusieurs groupes sous l’autorité d’autant de babas. Ces groupes, au nombre de 5 en 2019, se partagent deux maisons de rituel où ils alternent. L’initiation des fidèles a lieu à la trentaine, quand ils sont mariés et déjà « installés » dans la vie. Chaque baba a sous sa direction spirituelle une soixantaine de fidèles (talip) et leurs familles. Le moteur premier de la vie rituelle est que chaque fidèle est redevable d’un djem à sa communauté : chaque djem est ainsi une prestation offerte par deux couples mariés, —de sorte que pendant toute la saison morte (entre novembre et mars, principalement), sont organisés plusieurs djem par semaine. Les rituels commencent vers 7h du soir, et s’achèvent entre 1h et 2h du matin : la « saison morte » agricole est donc intensément vivante du côté du rituel.
Enfin, le village est un centre où l’on vient de loin : de nombreux pélerins viennent en ziyaret (visite, pélerinage). De plus, chaque année à la fin du mois de juin s’organise un « festival » où afflue le monde alévi de toute la Turquie, le temps d’un long week-end où s’entrecroisent la vénération des lieux saints, des concerts, pièces de théâtre, meetings…

Tout le reste de l’année, du printemps à l’automne, le village vit à son rythme à la fois agricole et pastoral.

Vers la page : Un rituel de birlik (djem) à Abdal Musa

La plus ancienne présentation historique d’Abdal Musa se trouve ici :
M. Fuat KÖPRÜLÜ : « Abdal Musa », texte traduit et introduit par Catherine Pinguet, in : Journal of the History of Sufism 3 (2001) : pp.325-347

Depuis, un article a renouvelé l’approche historique sur ce village :

Nikos Sigalas, «Le passé-présent du tekke d’Abdal Musa: une enquête sur les survivances du passé ottoman, l’autorité religieuse et la communauté dans un village bektachi de l’Ouest-anatolien», Turcica, n. 48, 2017, p. 381-448 (on peut y accéder en ligne sur le site de la revue Turcica)

Rituel de birlik ou djem à Abdal Musa

Complément au CD : Cérémonie de djem bektashi, Ocora-Radio-France, C 560248

Le rituel de birlik (l’unité)

Cérémonie de djem bektashi, Ocora-Radio-France, C 560248

Une soirée d’hiver montagnard, dans l’arrière-pays d’Antalya et de Finike, sur un plateau du Taurus occidental… Les rues du village, vers 19h, sont désertes, sauf quelques couples qui convergent vers la même maison, que rien ne distingue des autres du village. Une fois passée l’entrée, les arrivants se déchaussent dans le vestibule ; au fond, une porte, vers laquelle ils se dirigent ensuite, passant devant une petite pièce, la cuisine, où quelques personnes s’activent en préparant un repas.

Une fois arrivés au seuil de la porte du fond, les nouveaux arrivants en baisent l’embrasure, et entrent dans le meydan, la « place », une grande pièce 15 m. sur 8 environ : au fond, un mur couvert d’images, saints fondateurs, sainte famille de l’Imam Ali, anciens dignitaires de l’ordre ; sur ce même mur du fond et sur celui de droite, une petite niche abrite un chandelier ; des fidèles sont déjà arrivés, et se tiennent tout autour, toque de laine blanche sur la tête, foulard sur les cheveux pour les femmes, installés sur les matelas de coton bordant les quatre côtés de la pièce ; parmi eux se distinguent les babas (dignitaires religieux de l’ordre), coiffés d’une toque verte, assis près de la niche du fond, jambes repliées sous eux, une serviette sur les genoux, et représentant les « services » (hizmet) : le portier, à l’entrée, le « veilleur », ou « regard » (gözcü), assis au centre de la pièce, au pied d’un unique pilier ; devant la niche du mur de droite, les matelas forment un carré : c’est là que s’installent les musiciens, güvende. Tous ces « serviteurs » du rituel sont également nommés baba, ils sont au nombre de 12, comme les 12 imams.
En voyant arriver les fidèles, on comprend vite qu’ils viennent par couples, de sorte que la parité est parfaite, à quelques rares exceptions près (veufs et veuves) : le rituel est affaire d’une communauté villageoise mûre, et solidement familale, d’hommes et de femmes réunis.
Le nouvel arrivant parcourra l’espace compris entre la porte et sa place à travers plusieurs étapes : en effet, après s’être prosterné au centre de la pièce, il faut tour à tour aller saluer chaque baba (dignitaire religieux), en lui donnant trois accolades, et recevoir sa bénédiction.
Une fois tout le monde arrivé, et installé à sa place sur les matelas qui entourent la pièce, le birlik peut commencer. Tout d’abord, le gözcü, « veilleur » qui veille à la bonne marche du rituel, annonce par trois fois : « si quelqu’un à un reproche, un ressentiment, qu’on fasse la paix et qu’on se parle ». Puis suivent les prières des chandelles, qu’allume le baba en charge de ce service (pl.1 du CD Ocora).

L’introduction est toujours identique : même chant en l’honneur des 12 imams, sur une métrique à 7/8 assez lente :

Cet hymne en l’honneur des 12 imams est suivi du premier semahbabalar semahı, le semah des baba, inaugural.
Tous les semah d’Abdal Musa, sauf celui « des Quarante », cf. plus bas, sont construits en deux parties, sur deux poèmes distincts, avec une modulation mélodique à la 2è partie ; la « chorégraphie » parcourt l’espace au rythme des distiques chantés ; ici, la première partie est une belle louange du lieu, d’Abdal Musa, de ses montagnes, et des légendes attachées au saint protecteur du lieu (CD Ocora, plages 2 et 3), avec le refrain aşk olsun, « que l’amour soit ».
Le montage propose un « résumé », en 4 parties séparées de brèves transitions (fondu noir) : 1. Les niyaz (littéralement « suppliques », et ici, les marques de révérence) et prières précédant le semah ; 2. le début de la première partie, nommée « lente » (agır), à savoir deux distiques (beyit) ; c’est à la fin de chaque distiques que les danseurs tournent, et changent de disposition ; 3. La fin de la première partie, suivie d’une modulation, de prières, et le début de la deuxième partie, nommée kıvrak, rapide, car les danseurs font deux tours à la fin des distiques ; 4. La conclusion du semah, le « congé » des danseurs ; la totalité du semah s’étend sur une vingtaine de minutes.
Güvende babalar  : S. Can, S. Acar, S. Bicer, I. Dogan.

Après cette entrée dans le temps rituel, qui dure environ 45 mn, commence l’installation du « banquet ».
On étend par terre les sofra, nappes sur lesquelles sont posés de grands plateaux en métal. Puis arrivent les plats : viande du sacrifice, salades, yoghurt. Et surtout, la coutume de boire le « souffle » (dem), — on traduit souvent par « nectar »,— en invoquant « les Trois », Allah, Muhammed, Ali. En effet, selon le récit du miradj propre aux alevi-bektashis, le prophète « but le jus d’un raisin, et tous s’enivrèrent et dansèrent ». Une fois les sofras intallés dans tout l’espace de la pièce, on se regroupe autour par groupes de 5 ou 6, en commençant par le üçleme, — boire trois fois : sur chaque sofra, un des présents prend fonction de saki, échanson, préposé au dem qui repose dans une petite bassine.

Avec une tasse il en puise pour distribuer à chacun, en tournant. Au bout de peu de temps, les musiciens reprennent leurs saz et chantent les dem nefesleri, « chants du nectar », et nous retrouvons là, bien sûr, le fil d’une tradition de la sainte ivresse dont on suit les traces dans toute la poésie soufie turke ou persane.
Pendant que le banquet se poursuit, les musiciens entonnent des chants, à la discrétion de chacun (CD Ocora : plages 4 à 10) : l’ensemble, le « koro » (choeur), est composé de cinq à dix chanteurs selon les jours, comprenant 2 ou 3 joueurs de saz. Chacun vient avec ses cahiers de nefes (hymnes), où il choisit quelques chants pour ce soir-là. Tour à tour, donc, les membres du choeur prennent la fonction de solistes, pour cette phase, qui dure plus d’une heure, des oturak nefesleri (chants « assis » : il s’agit bien ici d’une écoute recueillie, souvent méditative. Ici, la présence d’un violoniste rappelle le temps où les djems étaient le plus souvent accompagnés de violon, instrument tombé en désuétude désormais :

L’assistance, sur certaines paroles, peut s’exclamer : « Allah Allah ! », par piété ou enthousiasme. Les nefes sont souvent ponctués de aşk olsun ! « que l’amour soit ! », qui est la façon naturelle de se saluer, de remercier, ou de féliciter, pendant le rituel, mais aussi bien souvent dans la vie quotidienne.
Cette partie du rituel s’achève par le semah des quarante, où tous les présents dansent dans une grande ronde autour de la pièce, en donnant révérence au passage devant le mur des baba.

Vient ensuite le moment liturgique d’évocation des martyrs de Kerbela, le chant des malédictions à Yezid, le Calife qui fit tuer la sainte famille.
Le rituel s’achève par 1, ou 3 semah, selon les jours, dansés par 2 couples choisis à chaque fois par le gözcü. Un dernier repas est servi ensuite, et l’eau rituelle en mémoire de la soif de l’Imam Hüseyin à Kerbela, est bue par tous, pour conclure.
Tout le monde rentre donc vers 2h du matin, on sert un petit café à la maison pour aider la digestion du festin avant de dormir : autant dire que ces rituels ne peuvent avoir lieu que pendant l’hiver, en l’absence de tous travaux des champs obligeant à se lever en forme tôt le lendemain…
Durant tout le rituel, les fidèles s’interpèlent du nom de « canlar » (djanlar), « âmes », ou erenler, « parfaits ». Et le pronom personnel « je » est remplacé par fakir, pauvre, misérable. L’ordo est très strict, le djem reflète un ordre parfait du monde, et l’image d’une communauté animée d’une même ferveur et actualisant le « banquet des Quarante ».

Dans chaque groupe sous l’autorité d’un baba, chaque talip, fidèle ou disciple, est redevable d’un djem pour sa communauté ; chaque djem est toujours offert par deux talip (deux foyers, en fait) à la fois, qui y invitent des proches, voisins, parents ; l’on comprendra aisément que les maisons de djem ne désemplissent pas pendant les 3 à 4 mois de morte saison… Quant à l’adepte qui offre le rituel, il doit assumer une grosse dépense : un mouton, divers plats, pour nourrir à satiété une cinquantaine de personnes. Le djem est à la fois une liturgie, commémorant les récits fondateurs, réactualisant le « banquet des Quarante » et les martyrs de Kerbelâ, et, tout simplement, une agape offerte par un membre à toute une communauté réunie, et confirmant, réaffirmant son unité et son équilibre communautaire. Enfin, n’oublions pas qu’on ne peut participer au djem sans avoir réglé différends et conflits… En Turquie le mot venant de l’arabe muhabbet, littéralement « amour », a le sens d’un temps d’intimité dédié à la musique, où également peuvent se partager un repas et le nectar, dem, tout comme le grec agape, qui signifie « amour » et désigne aussi un repas communautaire et fraternel. Aussi, le moment des oturak nefesleri, « airs pour être assis », est par excellence celui du muhabbet. C’est aussi le moment de l’écoute, de l’audition (sama’, sens originel du mot semah, qui ne désignera plus chez les alevis-bektachis que la danse sacrée) : tout en mangeant, les auditeurs s’imprègnent des paroles du chant, de l’enseignement qu’elles véhiculent, jusqu’au moment où tous se lèvent pour danser le semah des Quarante.
Le djem, appelé ici birlik, unité/union, est bien muhabbet, une agape musicale qui confirme l’unité communautaire, dans un ordre préétabli et scrupuleusement respecté (ordre de la hiérarchie confrérique, bon ordre du rituel). La communauté vit selon ses rythmes temporels propres, avec ses fêtes mobiles comme celles du mois de Muharrem (calendrier lunaire musulman : commémoration de Kerbelâ, coincidant avec l’élection des babas du village), ses fêtes fixes comme Nevruz (21 mars, nouvel an persan et kurde), ou Hidrellez (fête de Hızır et Ilyas, les 5-6 mai)— sans oublier le rythme agricole, qui impose une immuable « saison rituelle », de novembre à mars. En hiver, le temps séculier de la vie quotidienne, le temps du monde, est constamment débordé par un autre temps, celui de la vie conférique. En été, tout le monde est aux champs et les quelques bergers du villages, dans les yayla.

La musique

Ce qui fait l’unité globale du rituel, et qui consacre le temps du djem comme un temps transfiguré, c’est la musique, la permanence de la poésie chantée. Le chanteur continue à jouer son saz jusqu’à la fin des prières prononcées par le baba : il ne s’agit pas de faire silence pour entendre la prière, au contraire de chez les sunnites. La musique est ainsi toujours présente comme l’âme des mots qu’elle véhicule ou accompagne : elle est profondément écoutée pendant les djems, elle est le lien entre tous, dans le sens où des distiques, des quatrains, peuvent être cités, chantés, dans la vie quotidienne, comme ce dede qui, à peine monté dans une voiture roulant sur le vaste plateau, se met à chanter à pleine voix des nefes qui lui viennent à l’esprit… Ou, dans les conversations, pour illustrer une réflexion sur tel ou tel aspect de la tradition.
Chacun des groupes a ses chanteurs attitrés, dont deux ou trois savent jouer le saz. Ce qui fait une belle densité de musiciens dans ce village, et jusqu’à 12 chanteurs dans certains djems.
Cette musique surprend : les grands ambitus mélodiques, dans les semah (pl.3 et 12 du CD), le style chanté du choeur rappelle l’ambiance et l’emphase des ilahi, les chants religieux mystiques des confréries soufies. En même temps, la permanence du 9(2+2+2+3)/8, la modulation au cours du semah constitué de deux parties, sont des caractéristiques bien régionales, et rappellent fortement les chants alevi/tahtacı des environs (tels ceux enregistrés par A. Gheerbrant dans le double-33t d’Ocora Radio-France, Voyage d’A. Gheerbrant en Anatolie 1956-7).
A part les hymnes fixes, répétés à chaque rituel (12 Imams, semah), de nombreux poèmes sont « glissés » dans des mélodies préexistantes, des timbres. Enfin, les talents individuels sont également fortement appréciés, et invités à s’exprimer, pendant la partie « assise » du rituel, le temps de l’écoute.
Cf. le CD Turquie Cérémonie de djem bektashi, la tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France 2013 , C 560248

[Errata du livre Yayla]

Préface, p. vi, dernière ligne : “pour qui la joue, la danse ou l’écoute…”

p.39, l.2 : “ En effet, l’archéologie est omniprésente sur ce territoire, aussi bien pour le monde des savants, que…”

p.79, l.5-6 : “Dans la relation habituelle, le binôme Hayri-Hasan, on observe en fait deux comportements très différents.

p.100, note 79 : CD édité par Henri Lecomte :
[de même, p. 337, discographie : LECOMTE, H., 1996 :…]

p. 339, l. 8 : …de l’aksak”, Cahiers de Musiques Traditionnelles

Exemples vidéo mentionnés dans le livre

VIDEO 1 : [p. 92] Le sipsi en écorce de pin, çam düdüğü : Hayri Dev, Ali Durmuş Yıldırım, Hasan Yıldırım. Avril 2001, à Kapuz, le hameau de Hasan. Hayri ponctue ses morceaux de cette phrase : « Ramazan, bak oğlum, bi goyun galdı », « Ramazan, regarde, mon gars, il reste un mouton », allusion à la garde des troupeaux. Au début, préparant son hautbois, il plaisante sur la crise économique que traversait alors la Turquie.

VIDEO 2 : [p. 96] Visite à Mehmet Şakır, Hisar, 13 juillet 2003. Akkulak était déjà très malade, mais toute son énergie se réveillait au contact de son violon. Il s’éteignit en avril 2004.

VIDEO 3 : [p.101] Ramazan Güngör luthier, avril 1993 : les dernières étapes de la fabrication d’un bağlama, ou comme disait Ramazan, üçtelli kopuz. Voir vidéo 11, pour connaître Ramazan musicien.

VIDEO 4 : [p.144] Août 1991, noce au village de Kumavşarı, un village situé au centre de la « plaine d’Acıpayam ». Davul/zurna au réveil (cf. vidéo 7 pour d’autres séquences de cette même noce). Equipe de zurna de Mustafa Altıok, du village de Kozluca près de Burdur.

VIDEO 5 : [p.148] Noce à Kalınkoz, avril 2001, non loin de Taşavlu. Alternance entre extérieur et intérieur, entre tradition locale et musiques d’ailleurs (à 2:26, un « tube » égyptien).

VIDEO 6 : [p.149] Noce à Çiftlik Köyü, 28 avril 1991 : première noce à laquelle j’aie assisté, le 28 avril 1991, lors de mon tout premier séjour à Acıpayam. Il s’agit du village de Çiftlik, sur le flanc sud du Boz Dağ, non loin de chez Mehmet Akkulak. (l’indulgence du lecteur est requise : le matériel vidéo que j’utilisais lors de ce premier séjour était très médiocre).

VIDEO 7 : [p.152] Territoires de la noce : processions (trousseau, ceyiz, procession de la maison du marié à celle de son épouse, danses dans la cour de celle-ci).

VIDEO 8 : [p.157] piknik des “confrères” : Le zeybek « Ibrahim Usta » dansé par le joueur de zurna Kopuk. 1er mai 1991. Après une journée d’enregistrements au village de Gölcük (Gireniz, vallée du Dalaman), le groupe des « confrères » s’isole dans la montagne pour un piknik. Le zurnacı Kopuk Usta, une grande figure de la région, avait revêtu un costume hérité de sa famille. Au saz : Nebi Turan, venu ce jour de Denizli.

VIDEO 9 : [p.162] Un zeybek de Gireniz, Gölcük, 1er mai 1991 : au cours de la même journée de collectes, la danse d’un zeybek s’improvise dans la cour d’une maison. Le danseur en costume bleu est Ramazan Ünay, nommé aussi Aşık Ramazan (car il est poète et musicien). Une transcription du zeybek est proposée pour mettre en évidence la structure. Au zurna, Kopuk Usta

VIDEO 10 : [p.187] Taşavlu, juillet 2003 (Mehmet Genç et Zafer Dev : saz ; Hayri Dev : “gizli düdük”) : une petite réunion des meilleurs danseurs des environs. La première séquence est chorégraphiée. La seconde (à partir de 2:35), est improvisée, spontanée.

VIDEO 11 : [p. 227] Ma première rencontre avec Ramazan Güngör, pendant l’été 1991.

VIDEO 12 : [p.258] Hayri Dev, claquements de doigts

VIDEO 13 : [p. 265] Hayri Dev et l’air “Akkulak” : en 2+2+2+3, ou 3+2+2+2 ?

VIDEO 14 : [p. 279] suite d’airs au bağlama, par Hayri Dev.
N.b. : les vidéos 3, 4, 6, 7, 8, 9 et 11 on été filmées avec du matériel très moyen en 1990-1991 (caméscope 8) : l’indulgence du lecteur est donc requise…

Ecouter, voir Ramazan Güngör

Ramazan Güngör (1925-2004) vivait à Fethiye, dans une petite maison d’une seule pièce, entouré de terrasses pour les touristes qui ne lui prêtaient pas la moindre attention, ignorant qu’ils côtoyaient là un grand artiste. Il était infirme, depuis qu’il était tombé d’un toit dans sa jeunesse, et que sa jambe fracturée avait été mal soignée. Il vivait de la lutherie, mais était un musicien accompli, surtout sur son petit üçtelli bağlama, qu’il appelait kopuz, pour le rattacher à l’histoire des Turcs anciens.

Il avait plusieurs manières d’accorder son bağlama, dont deux seulement sont présentées ici : l’accordage standard, utilisé également par Hayri, et dans toute la Turquie sur les saz :

Il s’agit de ma toute première rencontre avec Ramazan Güngör, « Topal Ramazan », —Ramazan le boiteux. C’était l’été 1991, à Fethiye. L’accordage est, du haut en bas (en hauteurs relatives) : Ré-Do-Sol.

L’accordage dit “de zeybek” :

zeybek+ağırın kıvrağı « le rapide du lent », car tout zeybek, lent, est suivi d’un air de danse rapide. Accordage : Do-Do-Sol : parmi les nombreux accordages pratiqués par Ramazan, en voici un où la corde du haut est à l’unisson de celle du milieu (accordage de zeybek). Ramazan joue un zeybek, suivi de l’air rapide qui lui correspond (tout zeybek lent débouche en effet sur un rapide), et conclut par une imitation du hautbois zurna.

Airs de danse + zeybek : sur l’accordage bağlama (Ré-Do-Sol comme plus haut), une suite d’airs vifs, d’un « ethos » proche de celui des yayla de Çameli, d’airs à 9=2+2+2+3/8, avec un zeybek lent.

Imitation du chant de gorge boğaz des femmes : ici, deux techniques sont mises au service de l’imitation du chant de gorge boğaz. La première « tek parmak« , « un seul doigt », où pince la corde le seul l’index de la main droite (mais Ramazan, est gaucher!).
La seconde consiste à frapper les cordes des doigts de la main droite (main gauche ici) sur le manche (ce que les guitaristes, cf. Stanley Jordan, appellent “tapping”, ou “hammering”). Cette technique est par excellence mise au service de l’imitation du chant de gorge boğaz.
Le boğaz havası, « air de gorge », était une technique de chant des jeunes filles des temps pastoraux, modulant leur chant par une pression du pouce sur la gorge. Selon les dire des musiciens eux-mêmes, qui ont entendu le « vrai » boğaz des jeunes filles dans leur jeunesse, plus personne ne pratique ce chant désormais, mais son imitation sur les luths, vièles, sipsi, a engendré le répertoire instrumental que l’on trouve dans la région : telle était en effet la répartition des rôles dans leur adolescence de bergers : les jeunes filles chantaient le boğaz, et les garçons leur répondaient sur leur instrument. Plus particulièrement, les fines articulations et ornements de ces airs imitent les effets vocaux, les inflexions propres au boğaz havası. Le tout invariablement « cadré » sur une métrique aksak (9=2+2+2+3), à tempo constant.

Toujours les vues de la même « première rencontre », c’est d’ailleurs la seule fois où j’aie entendu Ramazan chanter. A partir de 4’30 : “Air long” (uzun hava), signifie, quand il est chanté, un air non-mesuré, mélismatique : ici il est simplement imité au bağlama, selon son accompagnement du chant. Ramazan le désigne comme air de la caravane, car il était chanté au départ des caravanes de chameaux montant des plaines côtières de Fethiye vers les montagnes de l’arrière-pays.
On remarquera l’allure nettement polyphonique de la technique de jeu, quintessence de l’art du bağlama.


Ramazan était luthier. Il travaillait sans outils mécaniques ou électriques, et on le voit ici, entre autres, raboter le manche avec l’arête d’un morceau de verre.

Ethnologue / Ethnomusicologue

Publications : CD, articles

Petit exemple d’ “ethnologie participante” :
Zafer Dev, fils de Hayri, et moi concluons une soirée de l’été 2003 bien arrosée au rakı.

« … moi pressé de trouver le lieu et la formule »

(Rimbaud, Illuminations, « vagabonds »)

« Ethnomusicologie » : le mot n’est pas très joli… Pourtant, il désigne une discipline des sciences humaines dont il convient d’admirer d’abord la poésie, si sa méthode est de partir sur les routes, pour chercher “le lieu et la formule”… “Le lieu” : un pays, arrière-pays, paysage, habité par les détenteurs de “la formule” : chant, rythme, ritournelle. Selon mon expérience, c’est aussi simple que cela. Non sans un vieux rêve de saisir la musique à sa source-même, qui serait plus accessible, immédiate, dans des mondes restreints et de pure oralité. Ni cet autre rêve, d’approcher des communautés, small communities as a human whole (R. Redfield), ou une « société contre l’état » (P. Clastres). L’ethnologie, l’ethnomusicologie : disciplines qui n’existent que dans et par le temps. Il faut plusieurs longs séjours, ou de nombreux allers-retours, et ce qu’on nomme le “terrain” est avant tout une histoire commune, conduite par la musique : un devenir, de fortes amitiés…
Le mouvement premier est sans doute ressenti comme un appel : le chercheur, ou celui qui le deviendra, est happé, saisi par quelque chose d’inouï, comme pour moi le zeybek joué par Talip Özkan ou les airs formulaires de Hayri Dev. Au fil du temps et des voyages, le monde, si “local” soit-il, se construit autour de la musique, par elle, à travers elle. Et même si la démarche analytique qui s’ensuit est la part la plus visible, et sans nul doute passionnante, du travail, elle est la trace objective d’un événement inénarrable, d’une rencontre : les sujets, “l’un” et “l’autre”, composent ensemble grâce à la musique leur histoire commune, un devenir qui emporte le chercheur en même temps que son “terrain”, — hommes et musique, là-même où ils vivent. En ce sens, “rythme” est un concept-clé dans mon travail, puisque non seulement il désigne la vie même de la musique, mais son étymologie (le “flux”) renvoie au devenir (« Πάντα ῥεῖ καὶ οὐδὲν μένει, tout s’écoule et rien ne demeure », Héraclite d’Ephèse). Le rythme est à la fois l’affirmation du devenir, et l’élément le plus autochtone des musiques qu’étudie l’ethnomusicologie. Et celle-ci se fait “géomusicologie”, pour sa relation constante aux territoires musicaux.

Profession : ethnomusicologue. Pas l’ombre d’un doute, c’est un très grand privilège, par les temps qui courent…
J’exerce pour ma part les fonctions de maître de conférences à la Faculté de lettres de Sorbonne-Université, et suis chercheur à l’IREMUS, institut de Recherche en Musicologie (CNRS). Je tiens à rendre hommage à ma toute première équipe de chercheur, le « Département d’Ethnomusicologie du Musée de l’Homme », que dirigeait alors Bernard Lortat-Jacob, et au département d’ethnologie de l’université de Nanterre, alors dirigé par Eric de Dampierre. Ces deux lieux m’ont donné une seconde formation, et de grandes joies, après mon premier apprentissage des lettres classiques.

Publications de CD

La publication d’un « CD de terrain » est un travail lent et patient. La plupart des CD que j’ai publiés sont le fruit de nombreuses années d’enregistrements.

Terrain des « yayla » : un aperçu très complet a paru sous la forme de 4 CD chez Ocora Radio-France :


Un CD monographique, anthologique, très complet est sorti en Turquie (février 2007) :
Yayla : Gireniz ve Masit Havalari

Kalan Müzik (395)


De mon deuxième grand « terrain » en Turquie, Abdal Musa, voir sur ce site la page consacrée au CD : Turquie : Cérémonie de djem bektashi, Ocora-Radio-France, C 560248

D’unséjour en Bulgarie (avril 2008), sur la piste de la vièle gadulka, en compagnie de Dimitar Gougov, est né ce CD publié par le Musée d’ethnographie de Genève :


J’ai également participé à la confection de 3 autres CD, comme rédacteur du livret :
 Turquie : Talip Özkan, l’art du tanbûr. Ocora-Radio France C560042 (Direction
artistique, et livret de 10 pages), 1994.
 Turquie : Chants sacrés d’Anatolie. Ashik Feyzullah Tchinar.
Ocora-Radio France
(en collaboration avec Jean During et Irène Mélokoff), C580057.
 Turquie : cérémonie de “Djem” alevi, 
OCORA-Radio-France.(en collaboration avec Jean During et Irène Mélokoff), Ref. C560125


Un petit livre d’introduction générale à l’univers musical de la Turquie :
Musiques de Turquie, coll. Actes-Sud/Cité de la Musique, Arles, 2000


Enfin, le livre Yayla (2011) : voir la page livre

Articles à télécharger

  • I. RYTHME :

“Pour une théorie du rythme aksak”
Revue de Musicologie, T. 80, 2 (1994)


in : Blanquis, I. Méchin, C., Le Breton D., ed. : Anthropologie du sensoriel,
l’Harmattan, 1998


Aksak et clave : article écrit avec Jean-Pierre Estival
(Cahiers de Musiques traditionnelles vol. 10 “Rythmes”, 1997)


“Rhythmos, skhèma : pour une typologie des rythmes en tradition orale”.

in : Christian Doumet et Aliocha Wald Lasovski, ed. : Rythmes de l’homme, rythmes du monde,
Hermann, Paris 2010


  • II. ETHNOMUSICOLOGIE, GEOMUSICOLOGIE

“Paysages musicaux : une approche ethnomusicologique”, in : Ktêma, n°24, Strasbourg 1999


“Musiques mineures”
Cahiers d’ethnomusicologie, 2007, n°20


“Anti-pathos”
in : Cahiers d’ethnomusicologie 2010, n°23


“L’inouï dans une musique de tradition orale”
Paru dans : Claire Kappler, Roger Grozelier, Ed. : L’inspiration, le souffle créateur dans les arts, littératures et mystiques du Moyen Age européen et proche oriental, L’Harmattan , 2006


« Le Terrain et son interprétation »
in : J. Viret, ed. Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg, 2001


Temps vécu et temps musical
Paru dans : François Georgeon, Frédéric Hitzel, Ed. :
Le temps Ottoman, Brill, Leiden, 2011, pp. 343-370


  • III. HOMMAGES

“Pays de danseurs, de rythmes boiteux”, hommage à Gilles Deleuze
(publié par André Bernold et Richard Pinhas dans Deleuze épars, Hermann 2005
Talip Özkan, 1939-2010

Hommage à Talip Özkan, “Les routes d’Acıpayam. In memoriam Talip Özkan (1939-2010)”, Cahiers d’ethnomusicologie, 23 | 2010, 249-256.

  • IV. « TERRAIN » À TEKKE KÖYÜ

Dossier de la revue TURCICA

Le bağlama, un instrument mineur

un saz (format standard), deux bağlama, un kabak kemanı (« violon de courge »)

Le bağlama est le plus petit des luths à long manche de la famille des saz, et s’apparente à des instruments des nomades des steppes,  dombra kazakh,  khomuz kirghize, dotar turkmène, joués tout en finesses, sans plectre (cf. plus bas).

Bağlama en génevrier (Çameli)

« Bağlama » est un des noms les plus usuels des différents formats de saz que l’on trouve en Turquie. Dans le sud et l’ouest, il s’agit du plus petit (de même que le baglamas grec est le plus petit des « bouzoukis » – bozuk, grand saz). Le nom désigne littéralement l’action d’ « attacher », de « lier », associée peut-être aux frettes, ligaturées autour du manche. C’est aussi le saz le plus « élémentaire », car il ne comporte que 3 cordes (üç – tel, d’où son nom de üçtelli bağlama, ou tout simplement üçtelli), et une douzaine de frettes, marquant des distances d’un demi-ton, sauf qu’entre la 5è et la 6è frette (quarte et quinte), se trouve l’espace d’un ton entier, comme sur les luths dotar d’Asie Centrale.
L’accordage le plus courant du bağlama, de haut en bas, et en hauteurs relatives, est : ré-do-sol, sachant que le ré oscillera, en hauteur absolue, entre mi et sol, selon la taille de l’instrument : mais nous verrons (cf. Ramazan Güngör) qu’il se pratiquait dans le passé un plus grand nombre d’accordages, désormais tombés en désuétude dans les villages.

Ci-contre : En mûrier (Fethiye)

La fabrication du luth change selon son milieu d’origine : à Çameli, à 1500 m. d’altitude, le bois couramment utilisé pour la caisse et le manche est le genévrier, soit « grossier », kaba ardıçjuniperus occidentalis, soit « épineux » diken ardıç, au bois rouge et odorant (juniperus phoenicea, qu’on appelle aussi, précisément, génévrier de Lycie). Là encore, on retrouve un élément familier des steppes : le génévrier est l’arbre par excellence des yayla, poussant en altitude, plus haut que les pins : il est du reste vénéré par de nombreux peuples d’Asie Centrale, arbre sacré dont les chamanes faisaient des fumigations. En Turquie, chez les Alevis, ces arbres sont également vénérés, et les yörük sunnites, partagent cet amour du génévrier, en l’évoquant abondamment dans leurs chansons.
Dans les basses terres, jusqu’à environ 1000m. d’altitudes (kışlak, résidence d’hiver des pasteurs semi-nomades), la caisse est plutôt faite de mûrier, bois traditionnel de la lutherie sur tout l’espace de la route de la soie, et le manche en abricotier : c’est là une des grandes alliances de la lutherie d’Asie Centrale, que celle du mûrier et de l’abricotier, deux arbres que l’on trouve du XinJang à l’Anatolie.
La différence est notable, entre le timbre donné par le mûrier, cordes tendues sur une caisse petite (Ramazan), et celui du génevrier, à la caisse plus large, et aux cordes plus relâchées (Hayri). Dans les deux cas la table est en sapin léger, épicea, parfois même en génévrier également.

La grande particularité du üçtelli bağlama est la pensée harmonique qui s’y manifeste sans cesse, soit à travers les différents accordages de l’instrument, soit dans les techniques de jeu : en effet, la main gauche ayant peu d’écartement des doigts sur un manche court, elle peut jouer des trois cordes et produire des accords, ou des séries d’accords qui sont la signature même de l’art du üçtelli, et par extension, du saz : jeu de doubles cordes, séries de quintes parallèles, accords étranges surgissant au milieu d’un zeybek, etc. Sur les üçtelli des yayla, en génévrier, la corde du milieu est rapprochée de celle du bas, de sorte qu’elles sont jouées ensemble le plus souvent (obligeant à jouer les quintes parallèles).

Ramazan Güngör appelait son instrument « kopuz », du nom du luth que jouaient les ancêtres mythiques du Xè siècle : s’était-il jamais appelé ainsi localement, ou bien Ramazan voulait-il simplement affirmer par là son érudition, se distinguer ? Je n’ai en effet entendu personne d’autre donner ce nom au bağlama, dans la région.

Voici quelques cousins d’Asie centrale du bağlama. Pour en voir d’autres, aller sur youtube : Jérôme Cler et Jean During

Ruslan Jumabaev, khomuz, Kyrgyzstan – Paris 2002, images Jérôme Cler

Dombra kazakh :

Gaziza Uzakbay, à Paris 2002 (Festival Silkroad), images Jérôme Cler
Chants épiques karakalpak (Ouzbekistan)