De l’autre côté de la montagne…
…à cent vingt kilomètres des yayla de Çameli et de leurs ritournelles presque sans texte, voici le plateau d’Abdal Musa où vit, de toute sa vie, une tradition poétique multiséculaire, ininterrompue du 16è siècle à nos jours, et où chaque pierre, chaque montagne, chaque vieux génévrier sont signifiants, pour des événements miraculeux rapportés par les villageois, et ayant trait à l’hagiographie d’Abdal Musa, un des saints fondateurs de l’ordre bektachi, disciple du grand Hadji Bektach (Haci Bektaş, 13è siècle).
Le village s’appelle Tekke Köyü, « village du Tekke », c’est à dire du « couvent ». Il abritait en effet un « couvent » réputé, jusqu’à l’abolition violente du corps des Janissaires en 1826. Le voyageur ottoman Evliya Çelebi décrit au 17è siècle ce lieu dont les chaudrons chauffaient en permanence pour nourrir le voyageur pélerin, et il mentionne les instruments de percussion qu’il y avait vus. Vivaient alors dans ce couvent 300 derviches célibataires, mücerret, et les villageois à l’entour étaient à leur service, sur leurs terres qu’ils cultivaient.
Suite à l’abolition des Janissaires, le bektachisme fut condamné à la clandestinité et le couvent passa sous tutelle nakchibendi jusqu’à la fin du 19è siècle ; enfin, dernier coup porté à la confrérie, l’interdiction des ordres religieux par Atatürk, un siècle plus tard : les villageois dans ce contexte ont entretenu la tradition du couvent comme ils ont pu, en résistant, et en clandestinité. Puis ils ont reconstruit ses institutions au cours du 20è siècle, en les adaptant à leur vie de paysans villageois, en familles. De l’ancien couvent, suite aux destructions, il ne reste aujourd’hui qu’un puits, le türbe, mausolée du saint fondateur Abdal Musa, et quelques stèles, autrefois disséminées tout autour, aujourd’hui rassemblées en ordre aux côtés du mausolée.
De ces stèles nous pouvons apprendre quelle fut la succession des dignitaires de l’ordre dans le village, qui malgré les persécutions et les revers de l’histoire, a maintenu une remarquable continuité de la tradition rituelle, où la poésie chantée est omniprésente…
Les güvende, officiants musiciens/chanteurs du rituel, chantent les grands poètes du passé, appartenant au patrimoine commun des Alévis et des Bektachis, et connaissent ainsi des centaines de vers composés à la fois dans la langue et les codes de la poésie rurale anatolienne, riches d’un contenu ésotérique dont les fidèles sont nourris en permanence au cours des longs rituels. Et bien souvent, les participants eux-mêmes viennent au djem avec leur propre poème à chanter, leur « beyit » (quatrain, ou ensemble de quatrains). De sorte que la tradition est très vivace, et ininterrompue.
Dans ce grand village de 1300 habitants environ, toute la vie s’organise autour de la confrérie, subdivisée en plusieurs groupes sous l’autorité d’autant de babas. Ces groupes, au nombre de 5 en 2019, se partagent deux maisons de rituel où ils alternent. L’initiation des fidèles a lieu à la trentaine, quand ils sont mariés et déjà « installés » dans la vie. Chaque baba a sous sa direction spirituelle une soixantaine de fidèles (talip) et leurs familles. Le moteur premier de la vie rituelle est que chaque fidèle est redevable d’un djem à sa communauté : chaque djem est ainsi une prestation offerte par deux couples mariés, —de sorte que pendant toute la saison morte (entre novembre et mars, principalement), sont organisés plusieurs djem par semaine. Les rituels commencent vers 7h du soir, et s’achèvent entre 1h et 2h du matin : la « saison morte » agricole est donc intensément vivante du côté du rituel.
Enfin, le village est un centre où l’on vient de loin : de nombreux pélerins viennent en ziyaret (visite, pélerinage). De plus, chaque année à la fin du mois de juin s’organise un « festival » où afflue le monde alévi de toute la Turquie, le temps d’un long week-end où s’entrecroisent la vénération des lieux saints, des concerts, pièces de théâtre, meetings…
Tout le reste de l’année, du printemps à l’automne, le village vit à son rythme à la fois agricole et pastoral.
Vers la page : Un rituel de birlik (djem) à Abdal Musa
La plus ancienne présentation historique d’Abdal Musa se trouve ici :
M. Fuat KÖPRÜLÜ : « Abdal Musa », texte traduit et introduit par Catherine Pinguet, in : Journal of the History of Sufism 3 (2001) : pp.325-347
Depuis, un article a renouvelé l’approche historique sur ce village :
Nikos Sigalas, «Le passé-présent du tekke d’Abdal Musa: une enquête sur les survivances du passé ottoman, l’autorité religieuse et la communauté dans un village bektachi de l’Ouest-anatolien», Turcica, n. 48, 2017, p. 381-448 (on peut y accéder en ligne sur le site de la revue Turcica)