Si vous voulez lire en musique, voici le Semah des babas, premier semah du rituel (enregistrement février 2005)
De l’autre côté de la montagne…
Le village de Tekke Köyü, au bord de son plateau : au tout premier plan, l’enclos du mausolée.
…à cent vingt kilomètres des yayla de Çameli et de leurs ritournelles presque sans texte, voici le plateau d’Abdal Musa où vit, de toute sa vie, une tradition poétique multiséculaire, ininterrompue du 16è siècle à nos jours, et où chaque pierre, chaque montagne, chaque vieux génévrier sont signifiants, pour des événements miraculeux rapportés par les villageois, et ayant trait à l’hagiographie d’Abdal Musa, un des saints fondateurs de l’ordre bektachi, disciple du grand Hadji Bektach (Haci Bektaş, 13è siècle).
Le village s’appelle Tekke Köyü, « village du Tekke », c’est à dire du « couvent ». Il abritait en effet un « couvent » réputé, jusqu’à l’abolition violente du corps des Janissaires en 1826. Le voyageur ottoman Evliya Çelebi décrit au 17è siècle ce lieu dont les chaudrons chauffaient en permanence pour nourrir le voyageur pélerin, et il mentionne les instruments de percussion qu’il y avait vus. Vivaient alors dans ce couvent 300 derviches célibataires, mücerret, et les villageois à l’entour étaient à leur service, sur leurs terres qu’ils cultivaient.
Suite à l’abolition des Janissaires, le bektachisme fut condamné à la clandestinité et le couvent passa sous tutelle nakchibendi jusqu’à la fin du 19è siècle ; enfin, dernier coup porté à la confrérie, l’interdiction des ordres religieux par Atatürk, un siècle plus tard : les villageois dans ce contexte ont entretenu la tradition du couvent comme ils ont pu, en résistant, et en clandestinité. Puis ils ont reconstruit ses institutions au cours du 20è siècle, en les adaptant à leur vie de paysans villageois, en familles. De l’ancien couvent, suite aux destructions, il ne reste aujourd’hui qu’un puits, le türbe, mausolée du saint fondateur Abdal Musa, et quelques stèles, autrefois disséminées tout autour, aujourd’hui rassemblées en ordre aux côtés du mausolée.
De ces stèles nous pouvons apprendre quelle fut la succession des dignitaires de l’ordre dans le village, qui malgré les persécutions et les revers de l’histoire, a maintenu une remarquable continuité de la tradition rituelle, où la poésie chantée est omniprésente… Les güvende, officiants musiciens/chanteurs du rituel, chantent les grands poètes du passé, appartenant au patrimoine commun des Alévis et des Bektachis, et connaissent ainsi des centaines de vers composés à la fois dans la langue et les codes de la poésie rurale anatolienne, riches d’un contenu ésotérique dont les fidèles sont nourris en permanence au cours des longs rituels. Et bien souvent, les participants eux-mêmes viennent au djem avec leur propre poème à chanter, leur « beyit » (quatrain, ou ensemble de quatrains). De sorte que la tradition est très vivace, et ininterrompue. Dans ce grand village de 1300 habitants environ, toute la vie s’organise autour de la confrérie, subdivisée en plusieurs groupes sous l’autorité d’autant de babas. Ces groupes, au nombre de 5 en 2019, se partagent deux maisons de rituel où ils alternent. L’initiation des fidèles a lieu à la trentaine, quand ils sont mariés et déjà « installés » dans la vie. Chaque baba a sous sa direction spirituelle une soixantaine de fidèles (talip) et leurs familles. Le moteur premier de la vie rituelle est que chaque fidèle est redevable d’un djem à sa communauté : chaque djem est ainsi une prestation offerte par deux couples mariés, —de sorte que pendant toute la saison morte (entre novembre et mars, principalement), sont organisés plusieurs djem par semaine. Les rituels commencent vers 7h du soir, et s’achèvent entre 1h et 2h du matin : la « saison morte » agricole est donc intensément vivante du côté du rituel. Enfin, le village est un centre où l’on vient de loin : de nombreux pélerins viennent en ziyaret (visite, pélerinage). De plus, chaque année à la fin du mois de juin s’organise un « festival » où afflue le monde alévi de toute la Turquie, le temps d’un long week-end où s’entrecroisent la vénération des lieux saints, des concerts, pièces de théâtre, meetings…
Tout le reste de l’année, du printemps à l’automne, le village vit à son rythme à la fois agricole et pastoral.
La plus ancienne présentation historique d’Abdal Musa se trouve ici : M. Fuat KÖPRÜLÜ : « Abdal Musa », texte traduit et introduit par Catherine Pinguet, in : Journal of the History of Sufism 3 (2001) : pp.325-347
Depuis, un article a renouvelé l’approche historique sur ce village :
Nikos Sigalas, «Le passé-présent du tekke d’Abdal Musa: une enquête sur les survivances du passé ottoman, l’autorité religieuse et la communauté dans un village bektachi de l’Ouest-anatolien», Turcica, n. 48, 2017, p. 381-448 (on peut y accéder en ligne sur le site de la revue Turcica)
Une soirée d’hiver montagnard, dans l’arrière-pays d’Antalya et de Finike, sur un plateau du Taurus occidental… Les rues du village, vers 19h, sont désertes, sauf quelques couples qui convergent vers la même maison, que rien ne distingue des autres du village. Une fois passée l’entrée, les arrivants se déchaussent dans le vestibule ; au fond, une porte, vers laquelle ils se dirigent ensuite, passant devant une petite pièce, la cuisine, où quelques personnes s’activent en préparant un repas.
Une fois arrivés au seuil de la porte du fond, les nouveaux arrivants en baisent l’embrasure, et entrent dans le meydan, la « place », une grande pièce 15 m. sur 8 environ : au fond, un mur couvert d’images, saints fondateurs, sainte famille de l’Imam Ali, anciens dignitaires de l’ordre ; sur ce même mur du fond et sur celui de droite, une petite niche abrite un chandelier ; des fidèles sont déjà arrivés, et se tiennent tout autour, toque de laine blanche sur la tête, foulard sur les cheveux pour les femmes, installés sur les matelas de coton bordant les quatre côtés de la pièce ; parmi eux se distinguent les babas (dignitaires religieux de l’ordre), coiffés d’une toque verte, assis près de la niche du fond, jambes repliées sous eux, une serviette sur les genoux, et représentant les « services » (hizmet) : le portier, à l’entrée, le « veilleur », ou « regard » (gözcü), assis au centre de la pièce, au pied d’un unique pilier ; devant la niche du mur de droite, les matelas forment un carré : c’est là que s’installent les musiciens, güvende. Tous ces « serviteurs » du rituel sont également nommés baba, ils sont au nombre de 12, comme les 12 imams. En voyant arriver les fidèles, on comprend vite qu’ils viennent par couples, de sorte que la parité est parfaite, à quelques rares exceptions près (veufs et veuves) : le rituel est affaire d’une communauté villageoise mûre, et solidement familale, d’hommes et de femmes réunis. Le nouvel arrivant parcourra l’espace compris entre la porte et sa place à travers plusieurs étapes : en effet, après s’être prosterné au centre de la pièce, il faut tour à tour aller saluer chaque baba (dignitaire religieux), en lui donnant trois accolades, et recevoir sa bénédiction. Une fois tout le monde arrivé, et installé à sa place sur les matelas qui entourent la pièce, le birlik peut commencer. Tout d’abord, le gözcü, « veilleur » qui veille à la bonne marche du rituel, annonce par trois fois : « si quelqu’un à un reproche, un ressentiment, qu’on fasse la paix et qu’on se parle ». Puis suivent les prières des chandelles, qu’allume le baba en charge de ce service (pl.1 du CD Ocora).
L’introduction est toujours identique : même chant en l’honneur des 12 imams, sur une métrique à 7/8 assez lente :
Cet hymne en l’honneur des 12 imams est suivi du premier semah, babalar semahı, le semah des baba, inaugural. Tous les semah d’Abdal Musa, sauf celui « des Quarante », cf. plus bas, sont construits en deux parties, sur deux poèmes distincts, avec une modulation mélodique à la 2è partie ; la « chorégraphie » parcourt l’espace au rythme des distiques chantés ; ici, la première partie est une belle louange du lieu, d’Abdal Musa, de ses montagnes, et des légendes attachées au saint protecteur du lieu (CD Ocora, plages 2 et 3), avec le refrain aşk olsun, « que l’amour soit ». Le montage propose un « résumé », en 4 parties séparées de brèves transitions (fondu noir) : 1. Les niyaz (littéralement « suppliques », et ici, les marques de révérence) et prières précédant le semah ; 2. le début de la première partie, nommée « lente » (agır), à savoir deux distiques (beyit) ; c’est à la fin de chaque distiques que les danseurs tournent, et changent de disposition ; 3. La fin de la première partie, suivie d’une modulation, de prières, et le début de la deuxième partie, nommée kıvrak, rapide, car les danseurs font deux tours à la fin des distiques ; 4. La conclusion du semah, le « congé » des danseurs ; la totalité du semah s’étend sur une vingtaine de minutes. Güvende babalar : S. Can, S. Acar, S. Bicer, I. Dogan.
Après cette entrée dans le temps rituel, qui dure environ 45 mn, commence l’installation du « banquet ». On étend par terre les sofra, nappes sur lesquelles sont posés de grands plateaux en métal. Puis arrivent les plats : viande du sacrifice, salades, yoghurt. Et surtout, la coutume de boire le « souffle » (dem), — on traduit souvent par « nectar »,— en invoquant « les Trois », Allah, Muhammed, Ali. En effet, selon le récit du miradj propre aux alevi-bektashis, le prophète « but le jus d’un raisin, et tous s’enivrèrent et dansèrent ». Une fois les sofras intallés dans tout l’espace de la pièce, on se regroupe autour par groupes de 5 ou 6, en commençant par le üçleme, — boire trois fois : sur chaque sofra, un des présents prend fonction de saki, échanson, préposé au dem qui repose dans une petite bassine.
Avec une tasse il en puise pour distribuer à chacun, en tournant. Au bout de peu de temps, les musiciens reprennent leurs saz et chantent les dem nefesleri, « chants du nectar », et nous retrouvons là, bien sûr, le fil d’une tradition de la sainte ivresse dont on suit les traces dans toute la poésie soufie turke ou persane. Pendant que le banquet se poursuit, les musiciens entonnent des chants, à la discrétion de chacun (CD Ocora : plages 4 à 10) : l’ensemble, le « koro » (choeur), est composé de cinq à dix chanteurs selon les jours, comprenant 2 ou 3 joueurs de saz. Chacun vient avec ses cahiers de nefes (hymnes), où il choisit quelques chants pour ce soir-là. Tour à tour, donc, les membres du choeur prennent la fonction de solistes, pour cette phase, qui dure plus d’une heure, des oturak nefesleri (chants « assis » : il s’agit bien ici d’une écoute recueillie, souvent méditative. Ici, la présence d’un violoniste rappelle le temps où les djems étaient le plus souvent accompagnés de violon, instrument tombé en désuétude désormais :
L’assistance, sur certaines paroles, peut s’exclamer : « Allah Allah ! », par piété ou enthousiasme. Les nefes sont souvent ponctués de aşk olsun ! « que l’amour soit ! », qui est la façon naturelle de se saluer, de remercier, ou de féliciter, pendant le rituel, mais aussi bien souvent dans la vie quotidienne. Cette partie du rituel s’achève par le semah des quarante, où tous les présents dansent dans une grande ronde autour de la pièce, en donnant révérence au passage devant le mur des baba.
Vient ensuite le moment liturgique d’évocation des martyrs de Kerbela, le chant des malédictions à Yezid, le Calife qui fit tuer la sainte famille. Le rituel s’achève par 1, ou 3 semah, selon les jours, dansés par 2 couples choisis à chaque fois par le gözcü. Un dernier repas est servi ensuite, et l’eau rituelle en mémoire de la soif de l’Imam Hüseyin à Kerbela, est bue par tous, pour conclure. Tout le monde rentre donc vers 2h du matin, on sert un petit café à la maison pour aider la digestion du festin avant de dormir : autant dire que ces rituels ne peuvent avoir lieu que pendant l’hiver, en l’absence de tous travaux des champs obligeant à se lever en forme tôt le lendemain… Durant tout le rituel, les fidèles s’interpèlent du nom de « canlar » (djanlar), « âmes », ou erenler, « parfaits ». Et le pronom personnel « je » est remplacé par fakir, pauvre, misérable. L’ordo est très strict, le djem reflète un ordre parfait du monde, et l’image d’une communauté animée d’une même ferveur et actualisant le « banquet des Quarante ».
Dans chaque groupe sous l’autorité d’un baba, chaque talip, fidèle ou disciple, est redevable d’un djem pour sa communauté ; chaque djem est toujours offert par deux talip (deux foyers, en fait) à la fois, qui y invitent des proches, voisins, parents ; l’on comprendra aisément que les maisons de djem ne désemplissent pas pendant les 3 à 4 mois de morte saison… Quant à l’adepte qui offre le rituel, il doit assumer une grosse dépense : un mouton, divers plats, pour nourrir à satiété une cinquantaine de personnes. Le djem est à la fois une liturgie, commémorant les récits fondateurs, réactualisant le « banquet des Quarante » et les martyrs de Kerbelâ, et, tout simplement, une agape offerte par un membre à toute une communauté réunie, et confirmant, réaffirmant son unité et son équilibre communautaire. Enfin, n’oublions pas qu’on ne peut participer au djem sans avoir réglé différends et conflits… En Turquie le mot venant de l’arabe muhabbet, littéralement « amour », a le sens d’un temps d’intimité dédié à la musique, où également peuvent se partager un repas et le nectar, dem, tout comme le grec agape, qui signifie « amour » et désigne aussi un repas communautaire et fraternel. Aussi, le moment des oturak nefesleri, « airs pour être assis », est par excellence celui du muhabbet. C’est aussi le moment de l’écoute, de l’audition (sama’, sens originel du mot semah, qui ne désignera plus chez les alevis-bektachis que la danse sacrée) : tout en mangeant, les auditeurs s’imprègnent des paroles du chant, de l’enseignement qu’elles véhiculent, jusqu’au moment où tous se lèvent pour danser le semah des Quarante. Le djem, appelé ici birlik, unité/union, est bien muhabbet, une agape musicale qui confirme l’unité communautaire, dans un ordre préétabli et scrupuleusement respecté (ordre de la hiérarchie confrérique, bon ordre du rituel). La communauté vit selon ses rythmes temporels propres, avec ses fêtes mobiles comme celles du mois de Muharrem (calendrier lunaire musulman : commémoration de Kerbelâ, coincidant avec l’élection des babas du village), ses fêtes fixes comme Nevruz (21 mars, nouvel an persan et kurde), ou Hidrellez (fête de Hızır et Ilyas, les 5-6 mai)— sans oublier le rythme agricole, qui impose une immuable « saison rituelle », de novembre à mars. En hiver, le temps séculier de la vie quotidienne, le temps du monde, est constamment débordé par un autre temps, celui de la vie conférique. En été, tout le monde est aux champs et les quelques bergers du villages, dans les yayla.
La musique
Ce qui fait l’unité globale du rituel, et qui consacre le temps du djem comme un temps transfiguré, c’est la musique, la permanence de la poésie chantée. Le chanteur continue à jouer son saz jusqu’à la fin des prières prononcées par le baba : il ne s’agit pas de faire silence pour entendre la prière, au contraire de chez les sunnites. La musique est ainsi toujours présente comme l’âme des mots qu’elle véhicule ou accompagne : elle est profondément écoutée pendant les djems, elle est le lien entre tous, dans le sens où des distiques, des quatrains, peuvent être cités, chantés, dans la vie quotidienne, comme ce dede qui, à peine monté dans une voiture roulant sur le vaste plateau, se met à chanter à pleine voix des nefes qui lui viennent à l’esprit… Ou, dans les conversations, pour illustrer une réflexion sur tel ou tel aspect de la tradition. Chacun des groupes a ses chanteurs attitrés, dont deux ou trois savent jouer le saz. Ce qui fait une belle densité de musiciens dans ce village, et jusqu’à 12 chanteurs dans certains djems. Cette musique surprend : les grands ambitus mélodiques, dans les semah (pl.3 et 12 du CD), le style chanté du choeur rappelle l’ambiance et l’emphase des ilahi, les chants religieux mystiques des confréries soufies. En même temps, la permanence du 9(2+2+2+3)/8, la modulation au cours du semah constitué de deux parties, sont des caractéristiques bien régionales, et rappellent fortement les chants alevi/tahtacı des environs (tels ceux enregistrés par A. Gheerbrant dans le double-33t d’Ocora Radio-France, Voyage d’A. Gheerbrant en Anatolie 1956-7). A part les hymnes fixes, répétés à chaque rituel (12 Imams, semah), de nombreux poèmes sont « glissés » dans des mélodies préexistantes, des timbres. Enfin, les talents individuels sont également fortement appréciés, et invités à s’exprimer, pendant la partie « assise » du rituel, le temps de l’écoute. Cf. le CD Turquie Cérémonie de djem bektashi, la tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France 2013 , C 560248