Introduction
Tout musicien qui s’intéresse au saz, et à la poésie chantée des aşık, troubadours itinérants d’Anatolie, entrera forcément, tôt ou tard, au contact de cette appartenance religieuse très spécifique à la Turquie et aux Balkans, Albanie en particulier, qu’on appelle bektachisme, de son saint fondateur Hadji Bektach Veli (XIIIè siècle), ou encore alévisme (alevi, turcification de l’arabe alawi, « de ‘Ali », cousin et gendre du Prophète Muhammad). Les adeptes de ce groupe religieux étaient désignés du nom infâmant de kızılbash “tête rouge”, par les sunnites, qui ont toujours réprouvé leurs modes d’expression religieuse : pas de mosquée, mais des “maisons de cem” ( djem) étant le nom du rituel d' »union », qu’on appelle aussi birlik, l’unité; pas de jeûne du ramadan, mais l’abstinence d’eau et de nourriture d’origine animale pendant la commémoration du martyr de l’imam Hüseyin (au début du mois de muharrem, premier de l’année musulmane) ; dans les rituels, présence égale des hommes et des femmes, musique chantée sur le saz ou d’autres instruments, accompagnant une danse sacrée, le semah, et même, ici ou là, consommation ritualisée d’alcool… Il y a 50 ans, cette identité religieuse restait secrète, les rituels absolument cachés, nocturnes ; puis les transformations de la société, l’exode rural, ont peu à peu brisé le sceau du secret, au point que l’alevisme, dont l’idéal communautaire et l’inspiration humaniste sont très forts, s’est identifié à la gauche politique, à la défense de la laïcité, tout en gardant le cadre doctrinal de sa spiritualité, ou en le sécularisant.
Chi’isme duodécimain (vénération des douze imams), divinisation de l’homme, gnosticisme, soufisme populaire, syncrétisme, survivance du chamanisme, supra-confessionnalisme, prédominance de la musique et d’une vaste tradition poétique en langue turque : tels sont les thèmes et les éléments qu’évoquent en général les Alévis eux-mêmes, et leurs historiens, dans les textes et ouvrages consacrés à cette vaste “confrérie”, qui représente en Turquie au moins 20% de la population.
La généalogie de cette appartenance religieuse remonte, selon la tradition, à l’islamisation de l’Asie Centrale par Ahmed Yesevi (12è siècle), surnommé Pîr-i Türkestan, le « maître spirituel du Turkestan », dont Hadji Bektach fut un disciple qu’il envoya en mission au pays de Rûm, l’Anatolie. Les alevis bektachis mentionnent souvent dans leurs hymnes les « Horasan erenleri », les « Parfaits venus du Khorasan ». Il s’agit de chefs spirituels, ascètes, décrits comme thaumaturges, et parfois aussi comme chefs de guerre : parmi eux se trouvent les Babas d’Amasya, qui conduisirent une célèbre révolte au 13è siècle contre les autorités seldjoukides. Au même moment, Hadji Bektach arriva en Anatolie « sous la forme d’une colombe », puis reprenant forme humaine, fut vite reconnu comme un grand saint, attirant les derviches. Le nom de Hadji Bektach allait devenir au XVè siècle éponyme d’un ordre religieux protégé par les Ottomans.
Entre Alevis et Bektachis, il est admis généralement que la différence n’est que sociologique. Les Bektachis relèveraient plutôt du monde urbain, non sans liens avec le pouvoir ottoman, et, à ses tout débuts (XIVè siècle), avec la conquête de l’Anatolie : la bektachiya est l’ordre du corps des Janissaires, et elle est restée implantée fortement dans les Balkans, surtout en Albanie. Quant aux « Alevis » (nom assez récent qui a tendance à englober l’ensemble des formes locales de communautés), ils nomadisaient sur le plateau anatolien, ou vivaient dans les villages. De plus, l’alévisme est fortement « tribal », lignager : les dignitaires, dede, le sont par hérédité, alors que ceux des Bektachis, baba, sont élus, choisis par la communauté ; et s’il est théoriquement possible à quiconque de devenir bektachi, par contre, on est alévi par la naissance. Nos travaux (cf. revue Turcica 48/2017) consacrés au village de Tekke Köyü, près d’Elmalı (Antalya) montrent que le bektachisme peut être aussi rural : de fait, en Turquie occidentale, et jusqu’en Thrace, il existe plusieurs communautés villageoises de cette même obédience bektachie.
Je ferai ici allusion à deux lieux, l’un vers le centre-est de la Turquie près de Turhal : je m’y rendis en février 2003 avec Rıza Adıgüzel, enfant de l’exode rural vivant à Istanbul, et qui profita de la fête du Kurban, du sacrifice, pour rendre visite en famille à ses vieux parents. Les quelques images de djem (cem) que je présente prenaient place dans un cycles de fêtes, car se superposaient la fête du Kurban et d’autres fêtes hivernales, plus agraires. Je n’y ai pas fait plus que « documenter » audio/visuellement les rituels, et les ashıks des villages à l’entour.
Le deuxième lieu est le village d’Abdal Musa, non loin d’Elmalı, dans le Taurus occidental, à l’ouest d’Antalya, où je me rends régulièrement depuis 1997.
Deux grands classiques des études alévi-bektashi en France :
MELIKOFF, Irène : Hadji Bektach : un mythe et ses avatars, genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Brill, Leiden, 1998., ouvrage qui reprend le travail de toute une vie de savante consacrée à ces groupes : Irène Mélikoff, née le 7 novembre 1917, jour de la chute du palais d’hiver à St Petersbourg, mit sa compétence de grande turcologue et d’orientaliste au service de ces groupes, de leurs textes, traditions orales, et de leur pensée.
GÖKALP, Altan : Têtes rouges, Bouches noires, une confrérie tribale de l’ouest anatolien, société d’ethnographie, Paris, 1980.
Il s’agit d’une monographie consacrée à la communauté des Çepni de Sofular, un chef d’oeuvre d’anthropologie structurale.
Pour l’alevisme moderne, et les aspects politiques de cette identité,
MASSICARD, Élise : L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF (Proche Orient), 2005.
Partiellement consacré au village d’Abdal Musa dont il est question ici :
PINGUET, Catherine : La folle sagesse, Editions du Cerf, Paris, 2006
Les Alevis, bardes d’Anatolie Koutoubia, Paris, 2009
Et le dossier paru dans la revue Turcica en 2017 (vol. 48) :
« Tekke Köyü, un village bektachi dans le Taurus occidental » Turcica, 48 Leuven, Peeters, 2017, p. 303-448 successivement par Jérôme CLER, Nicolas ELIAS et Nikos SIGALAS
Quelques CD :
• Turquie : Chants sacrés d’Anatolie. Ashik Feyzullah Tchinar. Ocora-Radio France Ref. C580057.
Ce disque est le joyau de la poésie chantée alévie, portée par une voix souveraine. Il fut longtemps le seul témoin de cette musique alévie, avec le double-album :
Turquie : Voyage d’Alain Gheerbrant en Anatolie 1956-1957, Ocora-Radio-France-558634/35, — hélas non réédité sous forme de CD.
• Turquie : cérémonie de “Djem” alevi, Ocora-Radio-France, C560125
Le déroulement d’un cem dans une communauté istanbouliote originaire de Malatya.
Turquie.
Cérémonie de Djem Bektashi – La tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France C 560248
Voir dans le présent site la page consacrée à ce CD