Ecouter, voir Ramazan Güngör

Ramazan Güngör (1925-2004) vivait à Fethiye, dans une petite maison d’une seule pièce, entouré de terrasses pour les touristes qui ne lui prêtaient pas la moindre attention, ignorant qu’ils côtoyaient là un grand artiste. Il était infirme, depuis qu’il était tombé d’un toit dans sa jeunesse, et que sa jambe fracturée avait été mal soignée. Il vivait de la lutherie, mais était un musicien accompli, surtout sur son petit üçtelli bağlama, qu’il appelait kopuz, pour le rattacher à l’histoire des Turcs anciens.

Il avait plusieurs manières d’accorder son bağlama, dont deux seulement sont présentées ici : l’accordage standard, utilisé également par Hayri, et dans toute la Turquie sur les saz :

Il s’agit de ma toute première rencontre avec Ramazan Güngör, « Topal Ramazan », —Ramazan le boiteux. C’était l’été 1991, à Fethiye. L’accordage est, du haut en bas (en hauteurs relatives) : Ré-Do-Sol.

L’accordage dit “de zeybek” :

zeybek+ağırın kıvrağı « le rapide du lent », car tout zeybek, lent, est suivi d’un air de danse rapide. Accordage : Do-Do-Sol : parmi les nombreux accordages pratiqués par Ramazan, en voici un où la corde du haut est à l’unisson de celle du milieu (accordage de zeybek). Ramazan joue un zeybek, suivi de l’air rapide qui lui correspond (tout zeybek lent débouche en effet sur un rapide), et conclut par une imitation du hautbois zurna.

Airs de danse + zeybek : sur l’accordage bağlama (Ré-Do-Sol comme plus haut), une suite d’airs vifs, d’un « ethos » proche de celui des yayla de Çameli, d’airs à 9=2+2+2+3/8, avec un zeybek lent.

Imitation du chant de gorge boğaz des femmes : ici, deux techniques sont mises au service de l’imitation du chant de gorge boğaz. La première « tek parmak« , « un seul doigt », où pince la corde le seul l’index de la main droite (mais Ramazan, est gaucher!).
La seconde consiste à frapper les cordes des doigts de la main droite (main gauche ici) sur le manche (ce que les guitaristes, cf. Stanley Jordan, appellent “tapping”, ou “hammering”). Cette technique est par excellence mise au service de l’imitation du chant de gorge boğaz.
Le boğaz havası, « air de gorge », était une technique de chant des jeunes filles des temps pastoraux, modulant leur chant par une pression du pouce sur la gorge. Selon les dire des musiciens eux-mêmes, qui ont entendu le « vrai » boğaz des jeunes filles dans leur jeunesse, plus personne ne pratique ce chant désormais, mais son imitation sur les luths, vièles, sipsi, a engendré le répertoire instrumental que l’on trouve dans la région : telle était en effet la répartition des rôles dans leur adolescence de bergers : les jeunes filles chantaient le boğaz, et les garçons leur répondaient sur leur instrument. Plus particulièrement, les fines articulations et ornements de ces airs imitent les effets vocaux, les inflexions propres au boğaz havası. Le tout invariablement « cadré » sur une métrique aksak (9=2+2+2+3), à tempo constant.

Toujours les vues de la même « première rencontre », c’est d’ailleurs la seule fois où j’aie entendu Ramazan chanter. A partir de 4’30 : “Air long” (uzun hava), signifie, quand il est chanté, un air non-mesuré, mélismatique : ici il est simplement imité au bağlama, selon son accompagnement du chant. Ramazan le désigne comme air de la caravane, car il était chanté au départ des caravanes de chameaux montant des plaines côtières de Fethiye vers les montagnes de l’arrière-pays.
On remarquera l’allure nettement polyphonique de la technique de jeu, quintessence de l’art du bağlama.


Ramazan était luthier. Il travaillait sans outils mécaniques ou électriques, et on le voit ici, entre autres, raboter le manche avec l’arête d’un morceau de verre.