Mehmet Şakır “Akkulak”

Akkulak sur le seuil de sa maison avec ses voisins, nov 1992

A une vingtaine de kilomètres du village de Hayri se trouve Hisar, non loin du fleuve Dalaman (localement, Gireniz). Là, dans une nature de garrigues où la vie pastorale s’est perpétuée à cause d’un climat protégé, vivait Akkulak, violoniste admirable qui jouait dans les mariages de la région : jusqu’à 50 noces par an, disait-il ! Mehmet Şakır était surnommé “Ak-kulak” “oreilles blanches” à cause de ses cheveux clairs. Cet homme maigre, d’une force physique impressionnante (il fallait le voir, à l’âge de 75 ans, préparer le bois de chauffage avec sa cognée !), était à l’image du paysage où il vivait : plutôt austère, rude. A la différence de Hayri, Hasan et ses confrères musiciens de Çameli, il ne se permettait aucun écart par rapport aux normes de l’islam, faisait consciencieusement ses cinq prières, ne buvait jamais… Mais tout cela n’était qu’une apparence de rudesse et de sobriété, car comme on disait dans le voisinage, quand il jouait son violon, dans les fêtes de mariage où le rakı est copieusement dispensé il semblait plus ivre, disait-on, que ses confrères qui avaient bu… Mehmet était un grand botaniste, passionné par les arbres de ses montagnes, où il aimait m’entraîner dans des marches d’une journée entière. Mehmet “Akkulak” fut le dernier berger de son lignage : quand je l’ai connu, en 1992, il était riche d’une centaine de chèvres. Son fils préféra se consacrer à l’agriculture, vendant le troupeau pour acheter des terres… Akkulak s’est éteint le 29 avril 2004.

L’explication du chant de gorge (extrait de Derrière la Forêt)

Akkulak a été avec Hayri Dev le grand protagoniste du film Derrière la Forêt, auquel il a participé avec entrain, comme on le voit ici expliquant ce quasi-mythique boğaz, chant de gorge des jeunes filles de jadis, et l’émoi amoureux qu’il provoquait.
Son violon est accordé (hauteurs relatives, du grave à l’aigu) : Sol-Ré-la-Ré (ici, en hauteurs absolues : Ré-La-Mi-La).

« Le » boğaz d’Akkulak

juillet 2003
L’air de boğaz que joue ici Akkulak était pratiquement son “hymne”, au point que dans la région cet air a désormais reçu son nom. Pour une analyse de cet air et de son rythme caractéristique “aksak”, voir : ANALYSE D’UN AKSAK

L’été 2003, Akkulak était déjà alité, et se soignait aux herbes de sa montagne. Il fit pour ses visiteurs, venus de Çameli, un de ses derniers récitals.

Eléments d’analyse d’un aksak

(Bogaz, son seul)

Une version du « boğaz d’Akkulak” (cf.vidéo ) a été isolée ci-dessus.
La transcription reproduite est en hauteurs relatives (la norme modale de la région étant basée sur l’échelle de ré).
Brailoiu appelait aksak les rythmes “bichrones” combinant des unités valant 2 et des unités valant 3 : c’est ce que Bartók avant lui avait introduit dans la musique occidentale sous le nom de “rythmes bulgares” (5 = 2+3, 7 = 2+2+3, 8=3+3+2, etc.). Nous sommes ici en présence de l’aksak le plus fréquent de cette région, également omniprésent en Turquie, et dans l’est des Balkans, “l’aksak à 9 pulsations=2+2+2+3” (ou 4 temps 1/2) : en fait, dans l’ordre mélodique il s’agit le plus fréquemment de 2+2+2+3, ou de 3+2+2+2.
Sur le plan rythmique, la transcription ci-dessus adopte la convention “bartokienne” de notation (cf. par exemple les 5 dernières pièces de Mikrokosmos).
Mais deux problèmes se posent par rapport à une telle écriture :
1. Comme la forme est cyclique et répétitive, l’effet de “serpent qui se mord la queue” ne nous permet pas toujours de savoir où est le premier temps. Ici, nous avons choisi l’ordre 3+2+2+2 en fonction du jeu des finales dans les deux mesures, qui se répondent dans un balancement entre le do (sous-fondamentale) et le ré (fondamentale, finale).
Mais il faut savoir que la danse se construit toujours sur l’ordre 2+2+2+3, de sorte que les six doubles-croches qui ouvrent le cycle ici sont comprises comme sa conclusion dans l’ordre de la danse : c’est également la structuration de la mélodie chantée par Hayri.
2. Autre question : quand la mélodie est entendue sans le support métrique d’une percussion, ou par un auditeur exogène, comment segmenter les durées entre “groupe de trois” et “groupes de deux” ? En effet, il est possible d’entendre la pièce en “calant” la métrique sous-jacente comme suit, —en « décalant », donc :

Or il est arrivé à plusieurs reprises que Hayri et Akkulak divergent sur la perception de ce morceau précis (c’était, du reste, leur seul désaccord musical !) : Akkulak et les habitants de son village ont toujours dansé sur l’ordre métrique de la première transcription (la “vraie”, donc), alors que Hayri avait parfois tendance, presque malgré lui, à prendre l’air selon un autre ordre, celui de la deuxième transcription. Il y aurait ainsi une ambiguïté perceptive propre à cet air, deux interprétations possibles de la disposition accentuelle.

Voici comment Hayri lui-même présente, instrument en main, les deux interprétations du même air. Pour comprendre, il faut regarder comment il bat le rythme du pied. On constatera que la version en 2+2+2+3 est malgré tout plus malaisée…

Par contre, une division métrique en 3+3+3 restera toujours localement inconcevable, exclue du système rythmique “aksak”, jamais battue « par-dessus ».
La question se pose donc de l’arbitraire ou de la nécessité du lien entre mélodie et métrique, un des mystères de ces musiques (cf. Yayla, musique et musiciens de villages en Turquie méridionale, Geuthner, 2011. Cf. également le compte-rendu qu’en a donné Marc Chemillier dans la revue L’homme : « La machine aksak et les fascinantes formules asymétriques du petit luth de Turquie », L’Homme, 211, 2014, p. 129-140)

Ramazan Güngör

Quand on venait à Fethiye rendre visite à Ramazan Güngör, il fallait d’abord accéder au cœur de la vieille ville, seul quartier épargné par le grand tremblement de terre de 1957. Là, tous les commerces sont voués au tourisme, marchands de souvenirs et petites places aménagées en terrasses où le soir est servie de la variété orientale pour touristes, mêlée de sirtaki et de pop-musique turque… Il fallait donc être averti pour trouver la maisonnette de 10 à 15 m2 où habitait Ramazan, située juste derrière les cuisines d’un grand café, près d’un petit bassin où pataugeaient quelques canards. Et quand la fraîcheur venait le soir, on pouvait trouver Ramazan assis sur un banc près de sa maison : à 25 ans, travaillant comme charpentier, il s’était cassé les deux jambes en tombant d’un toit. Mal soigné après cet accident, il resta infirme à vie, ne pouvant marcher sans béquilles, de sorte que tout le monde le connaissait comme « Topal Ramazan », Ramazan le Boiteux, et qu’il dut limiter son goût pour le travail du bois à la fabrication des plus petits luths d’Anatolie, et à la réparation des saz qu’on lui apportait…
Sa maison d’une seule pièce lui tenait lieu à la fois d’habitation, et d’atelier de lutherie. Il vivait là dans une misère totale, en fort contraste avec le luxe touristique environnant, qui ne le traitait pas avec bienveillance… Contraste analogue à celui, violent, existant entre son minuscule luth au son ténu, et la puissance des sonos à l’entour.
Ramazan était célèbre dans le monde académique des musiciens de conservatoires, et folkloristes de la radio, comme l’ultime grand maître du üçtelli bağlama, celui par excellence auprès de qui il était encore possible d’apprendre les techniques oubliées.
Il est décédé en 2004.
>Pour écouter et voir Ramazan Güngör, tel qu’en lui-même dans les années 90-2000

Derrière la forêt / Ormanın arkasında / Beyond the forest (1999)

Film réalisé par Gulya Mirzoeva.
Auteurs : Jérôme Cler et Gulya Mirzoeva
35 mm, 75 min.
Production Les Films de l’Observatoire / E-motion picture Baden-Baden / ZDF-Das kleine Fernsehspiel pour ARTE

Prix du Public, Festival International du Film Documentaire “Vue sur les Docs”,, Marseille 1999.
Grand Prix de la Semaine du documentaire européen de création, Strasbourg (France) 1999.
Mention du Jury du festival de Gentilly (France) les Écrans Documentaires, 1999.

Ce film a été tourné en super-16 au printemps (première scène) et à l’automne 1998 (reste du film), entre Çameli, Acıpayam, Hisar : l’argument en est simple, Hayri Dev décide de rendre visite à son vieil ami violoniste Akkulak, pour revenir avec lui dans son village ressusciter l’esprit des fêtes de leur jeunesse, qu’il appelle yaranlık, du beau mot persan yâr, l’ami, le bien-aimé. Cela a donné un petit “road-movie” paysan, à travers les paysages somptueux des yayla, parsemé d’épisodes où se reflète cet univers des “Turkmènes de l’ouest”…

This film was realized in Super-16 in Fall 1998, between Çameli, Acıpayam, Hisar : the story is simple, Hayri Dev decides to go visit his old friend and violinist Akkulak, for coming back with him in his village and for bringing back the spirit of the festivities of their youth, called yaranlink (from the beautiful Persian word yâr, meaning friend or beloved one). This ended in a small countryman’s “road-movie” through magnificent yayla landscapes, sprinkled with episodes reflecting this universe of the “Western Turkomen”…