Un instrument mineur : le üçtelli bağlama

Bağlama en génevrier (Çameli)

« Bağlama » est un des noms les plus usuels des différents formats de saz que l’on trouve en Turquie. Dans le sud et l’ouest, il s’agit du plus petit (de même que le baglamas grec est le plus petit des « bouzoukis » – bozuk, grand saz). Le nom désigne littéralement l’action d’ « attacher », de « lier », associée peut-être aux frettes, ligaturées autour du manche. C’est aussi le saz le plus « élémentaire », car il ne comporte que 3 cordes (üç – tel, d’où son nom de üçtelli bağlama, ou tout simplement üçtelli), et une douzaine de frettes, marquant des distances d’un demi-ton, sauf qu’entre la 5è et la 6è frette (quarte et quinte), se trouve l’espace d’un ton entier, comme sur les luths dotar d’Asie Centrale.

Ci-contre : En mûrier (Fethiye)


L’accordage le plus courant du bağlama, de haut en bas, et en hauteurs relatives, est : ré-do-sol, sachant que le ré oscillera, en hauteur absolue, entre mi et sol, selon la taille de l’instrument : mais nous verrons (cf. Ramazan Güngör) qu’il se pratiquait dans le passé un plus grand nombre d’accordages, désormais tombés en désuétude dans les villages.

La fabrication du luth change selon son milieu d’origine : à Çameli, à 1500 m. d’altitude, le bois couramment utilisé pour la caisse et le manche est le genévrier, soit « grossier », kaba ardıçjuniperus occidentalis, soit « épineux » diken ardıç, au bois rouge et odorant (juniperus phoenicea, qu’on appelle aussi, précisément, génévrier de Lycie). Là encore, on retrouve un élément familier des steppes : le génévrier est l’arbre par excellence des yayla, poussant en altitude, plus haut que les pins : il est du reste vénéré par de nombreux peuples d’Asie Centrale, arbre sacré dont les chamanes faisaient des fumigations. En Turquie, chez les Alevis, ces arbres sont également vénérés, et les yörük sunnites, partagent cet amour du génévrier, en l’évoquant abondamment dans leurs chansons.
Dans les basses terres, jusqu’à environ 1000m. d’altitudes (kışlak, résidence d’hiver des pasteurs semi-nomades), la caisse est plutôt faite de mûrier, bois traditionnel de la lutherie sur tout l’espace de la route de la soie, et le manche en abricotier : c’est là une des grandes alliances de la lutherie d’Asie Centrale, que celle du mûrier et de l’abricotier, deux arbres que l’on trouve du XinJang à l’Anatolie.
La différence est notable, entre le timbre donné par le mûrier, cordes tendues sur une caisse petite (Ramazan), et celui du génevrier, à la caisse plus large, et aux cordes plus relâchées (Hayri). Dans les deux cas la table est en sapin léger, épicea, parfois même en génévrier également.

La grande particularité du üçtelli bağlama est la pensée harmonique qui s’y manifeste sans cesse, soit à travers les différents accordages de l’instrument, soit dans les techniques de jeu : en effet, la main gauche ayant peu d’écartement des doigts sur un manche court, elle peut jouer des trois cordes et produire des accords, ou des séries d’accords qui sont la signature même de l’art du üçtelli, et par extension, du saz : jeu de doubles cordes, séries de quintes parallèles, accords étranges surgissant au milieu d’un zeybek, etc. Sur les üçtelli des yayla, en génévrier, la corde du milieu est rapprochée de celle du bas, de sorte qu’elles sont jouées ensemble le plus souvent (obligeant à jouer les quintes parallèles).

Ramazan Güngör appelait son instrument « kopuz », du nom du luth que jouaient les ancêtres mythiques du Xè siècle : s’était-il jamais appelé ainsi localement, ou bien Ramazan voulait-il simplement affirmer par là son érudition, se distinguer ? Je n’ai en effet entendu personne d’autre donner ce nom au bağlama, dans la région.

Qu’est-ce qu’un yayla ?

Les deux lieux dont il est principalement parlé ici sont situés au-dessus de 1000m., dans l’arrière-pays lycien.

Les yayla de Çameli (=”pays des pins”), avec l’étagement caractéristique des végétations : pins autour de 1000m., genévriers plus haut (photo G. Andres)

En hiver, sur les derniers contreforts du Taurus.

Le mot yayla est un peu devenu la « marque de fabrique » de mon travail, nom de ce site, titre de mon principal livre, et des CD publiés : de quoi s’agit-il?

La Turquie est un pays de plateaux, au climat continental. Dans la conscience de la plupart des habitants du pays, l’espace se divise en deux “territoires” : yayla, pâturage d’été, et kışlak, pâturage d’hiver. Le temps également se partage entre deux saisons, selon le très ancien calendrier des Pléïades : de début mai à début novembre, c’est l’été pastoral (yay, d’où yaylak), où l’on part vers les estives, et à partir de novembre, kış, l’hiver (d’où kışlak), où l’on se trouve « en bas » (plaines côtières, basses vallées). C’est du reste une constante de toutes les cultures turciques, — par exemple, en Asie centrale, kışlak signifie “village”, le lieu de la sédentarité hivernale. Le yayla représente un espace ouvert, en altitude, très fortement idéalisé pour ses eaux fraîches, son air pur, etc.

Si nous portons notre regard sur l’histoire de la Turquie, depuis l’arrivée des premiers peuples nomades des steppes, — dits “turkmènes”, “turcomans”, — à travers le prisme de la géographie, elle peut nous apparaître comme un long processus de sédentarisation : les Ottomans eux-mêmes n’étaient à l’origine qu’un groupe de nomades comme tant d’autres, poussant leurs troupeaux à travers toute l’Asie, et particulièrement l’Anatolie. Ces nomades, qui constituaient une puissante machine de guerre, ont été habiles dans l’histoire à s’approprier les structures des états sédentaires, de la Chine à l’Iran, jusqu’à conquérir Constantinople en 1453, et transformer en empire ottoman l’empire byzantin déjà fortement affaibli (par les Latins, et les croisades, entre autres). Par la suite, les anciens nomades devenus puissance impériale se sont toujours efforcés à la fois d’utiliser à son profit la « machine de guerre » des nomades, et de la réduire en favorisant leur sédentarisation, car ils restaient incontrôlables. Par conséquent, ceux qui ont résisté le plus longtemps à la politique de sédentarisation virent l’espace habitable se restreindre, au point qu’il ne leur restait plus que leurs pâturages d’été pour se fixer : les basses-terres, les plaines côtières étaient occupées depuis longtemps.

Les lieux que je présente ici avec leurs musiques sont des yayla peuplés par des “yörük”(= “qui marchent”), à savoir des nomades récemment fixés sur leurs anciens campements d’été : au début du 20è siècle ils pratiquaient encore le semi-nomadisme, puis ils se sont convertis, bon an mal an, à une maigre agriculture de subsistance. Les maisons “en dur” ont remplacé les anciens abris de bergers. Les hivers sont longs et rudes. Cette relative autarcie géographique a également permis aux singularités culturelles, en particulier à la musique, de se perpétuer.

Pour une typologie des rythmes en tradition orale

Typologie, classes de rythmes, habitus.

Cette page propose un outil pédagogique, et illustre par des exemples sonores l’article Rhythmos/skhèma disponible en ligne. Cet article proposait une arborescence, que je reproduis ici :

Précision importante : il ne s’agit que d’une proposition de classement de certaines pratiques observées dans diverses régions du monde.

NOTA BENE : les rythmes présentés ici supposent toujours un invariant, et un tempo constant tout au long des pièces : il n’est pas traité des rythmes « uniformément accélérés » (accelerando), ni de rythmes qui mutent ou se transforment au sein d’une même pièce.

Nous partons de l’étymologie du concept de rythme : rhythmos vient du radical rhe/rhy- « fluer, couler » (cf. rhume, diarrhée, logorrhée, etc.), suivi du suffixe -thmos. Le tout signifiant : forme d’un élément mobile, manière spécifique de fluer. (cf Emile Benvéniste : « la notion de rythme dans son expression linguistique, Problèmes de linguistique générale, t.1, Paris, Gallimard, 1966, p. 327-335).

Rhythmos se distingue ainsi de skhèma (qui a donné en français schème, schèma) désignant la forme fixe, — ayant trait à l’invariant, à la mesure, métron, et au nombre. Nous pouvons dire qu’ici je tente de décrire plusieurs skhèma sur la base desquels se fondent de nombreux rythmes.

En effet, si rythmos est le devenir même de la musique, on ne peut que l’accompagner dans son processus : mais si on veut l’analyser, en parler, on aura toujours tendance à tirer la forme mobile vers la forme fixe. 

Simha Arom, grande autorité en matière de rythme en tradition orale, écrit : « la métrique concerne l’étalonnage du temps en quantités – ou valeurs – égales; le rythme, les modalités de leur regroupement ». « l’Aksak, principes et typologie », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 17 | 2004, §39.

Or cette définition me semble trop limitative, pour deux raisons : elle suppose que l' »étalonnage du temps » est toujours dépendant d’une pulsation égale (pulsation isochrone), et elle limite l’analyse à deux niveaux, mètre, et rythme. Il me semble bien plutôt qu’à l’intérieur même d’une forme rythmique, la distinction entre mètre et rythme peut s’opérer à plusieurs niveaux, comme je l’ai montré dans mes écrits sur l’aksak, entre autres. Exemple : pour le 9(2+2+2+3)/8, la série des 9 pulsations est un « mètre » pour leur groupement en 2+2+2+3, premier niveau de « rythme« . Mais ce premier niveau est à son tour un mètre pour les nombreuses formes (rythmes) où il se présente sur les terrains que j’ai expérimentés, en Turquie méridionale, soit : 4+2+3, 2+2+2+(2+1), (2+2)+(2+3), etc. A la conception statique et arithmétique de Simha Arom, je préfère une conception dynamique, ou « dialectique ».  Par conséquent, rhythmos est du côté de la différence, alors que métron,  mètre ou skhema, procède de l’ordre du même, de l’identique.

Sans aller jusqu’à détailler cette dialectique interne à l’analyse, dans les exemples commentés ci-dessous, il s’agira surtout de signaler des métriques sur lesquelles s’établissent des rythmes multiples, de proposer des « types », des schèmes, les conditions nécessaires et suffisantes à partir desquelles s’inventent d’innombrables rythmes.

Une autre définition très limitative que donne S. Arom est celle de l’accent comme « marque d’intensité » : or il me semble plus pertinent de souligner qu’il existe des accents de natures différentes : accent d’intensité, accent de timbre, accent de hauteur (de même, en poésie, on n’a jamais limité la définition de l’accent au simple accent tonique : il existe aussi l’accent grammatical, l’accent « oratoire » (expressif), l’accent induit par l’attente prosodique, etc.). Le rythme peut ainsi être décrit comme une résultante des effets d’accentuation (cf. mon article sur l’aksak  « pour une théorie du rythme aksak », p. 189, où je propose une méthode pour quantifier cette résultante).

Mais la définition même du rythme prouve qu’on n’en épuisera jamais l’analyse, puisque toute description tire le rhythmos du côté du skhèma, —la forme mobile, temporelle, du côté d’une spatialisation statique. Par là-même, l’analyse est réductrice, —et le rythme, forme en devenir, lui échappe toujours : c’est bien pour cela que l’analyse rythmique est si difficile. De plus, le rythme se sent avant de se comprendre ou de se « compter ». Il est intimement lié au corps en mouvement, — et, comme on dit, analyser la marche tout en marchant est dangereux : on risque de tomber…

Ce que l’on interroge aussi dans cette classification, c’est le fait que des critères observables, des caractéristiques modélisables sur une partition, renvoient à un habitus rythmique : par exemple, un musicien de mariage villageois de Turquie n’a aucune peine à appréhender d’autres rythmes aksak que ceux de son terroir (tous restent commétriques, et additionner des « 2 » et des « 3 » ne lui pose aucun problème). Par contre, j’ai pu constater à quel point il reste complètement interloqué, fasciné, devant un 6/8 du Maroc ou d’Amérique latine en hémiole, et surtout, incapable de le jouer sur une darbouka, à moins de l’avoir « intégré » : c’est-à-dire d’avoir acquis, traduit dans le geste, l’habitus correspondant (en l’occurrence celui de la contra-métricité, cf. plus bas l’écoute suivie). L’inverse est vrai aussi : j’ai vu des musiciens d’Amérique latine écouter des aksak turcs ou bulgares en essayant de battre une battue régulière « par-dessus » ce qu’ils entendaient, et mettre beaucoup de temps à entrer dans cette logique univoque de l’addition des « 2 » et des « 3 ».

Quant à nous, formés au solfège occidental, nous allons tenter désespérément de « compter » certaines formes rythmiques comme l’aksak, pour les jouer : Béla Bartók racontait comment les musiciens d’orchestres n’arrivaient pas à « tenir » longtemps sur un 7/8, qu’ils allongeaient irrésistiblement pour en faire un 8/8, —soit un 4/4. Pour ma part, ayant d’abord appris de mon maître Talip Özkan « solfégiquement », en comptant, les aksak de Turquie, il m’a fallu un séjour en Turquie, où j’ai assisté à quelques fêtes de mariage, et aux danses aksak, pour « intégrer », incorporer l’habitus, et ne plus avoir ensuite besoin de compter : c’était devenu une seconde nature, directement traduite en geste.

-Territorialité, autochtonie du rythme : le rythme est par nature autochtone : il renvoie à une territorialité. Si par exemple on peut cataloguer les « rythmes bulgares », et leur incroyable variété en les présentant sur une page, il n’en reste pas moins que pour un lieu donné de Bulgarie on ne trouvera qu’un nombre très limité de ces formes, 3 ou 4, pas plus. La compétence d’un musicien à pratiquer tous les rythmes bulgares suppose une formation musicale généraliste, comme on en trouve dans les écoles de musique et conservatoires de Sofia. Au village, dans une société « d’interconnaissance », selon le vieux modèle de la « petite communauté » paysanne chère à Bartók, les musiciens « travaillent » un nombre limité de formes, parfois tellement connues d’eux qu’elles restent implicites. C’est à cette modalité de l’oralité, et de la pratique musicale que nous nous intéressons ici, en priorité.

Note sur les transcriptions : de manière générale, ci-dessous, pour noter des frappes percussives, les valeurs de notes indiquent la durée entre les frappes et non pas, bien évidemment, la durée du son.

ECOUTES COMMENTEES : 

« Au commencement était le rythme »

Hans von Bulow, repris par Henri Michaux

1. Rythme non-mesuré

1.a Inde, musique karnatique, Alap joué par Subramaniam : extrait d’une cassette éditée en Inde (Subramaniam, 1980)

Il s’agit d’un alap, introdution/prélude non mesuré, improvisation modale. Nous sommes ici en présence d’un pur rhythmos, avec alternance de flux régulier et d’accélérations subites, traits, longues stations sur un même degré du mode. NB : s’il y a skhèma, forme fixe, c’est plutôt dans les parcours mélodiques, souvent codifiés, et non aussi « improvisés » que certains le croient. Forme de l’attente, comme on l’entend dans le soin subtil à se rapprocher du bourdon sans l’atteindre, et dérouler ainsi une forme mélodique, par palliers successifs à travers le mode, tout en créant une attente qui étire le temps. 

1.b. – Turquie : chant non-mesuré (enr. J. CLER, Tekke Köyü, mars 2011). Même cas, qui cette fois répond au skhèma d’une forme poétique préétablie au chant. Pour le reste, il n’y a que du rhythmos, avec de longues stations ou des mélismes alternant avec un débit syllabique proche d’une cantilation, qui respecte le rythme de la langue naturelle.

(chanté par Hüseyin Eriş, village de Tekke, Elmalı, Antalya)

1.c.  – Rythme « calibré » Sardaigne : Bogi a passu, enregistrement Bernard Lortat-Jacob, CD encarté du livre Chants de Passion. Là encore, on ne trouve pas de pulsation, sauf celle du poème chanté, syllabique et assez proche parfois de l’accentation naturelle de la langue. Le choeur procède par longs blocs de durée continus, avec quelques variations internes, A mesurer la longueur des segments chantés en accord par le choeur, on s’aperçoit d’une constance dans les longues durées, —liées également au souffle des chanteurs. Bernard Lortat-Jacob invente la notion de rythme « calibré », pour désigner ces « mesures en continuum », sur longues durées.

1.d.   – Dirythmie : non-mesuré sur mesuré, Turquie : Sama’ in Konya, enregistrement Jean During, CD édité chez Mahur (Téhéran M.CD-228, 2007). Cette fois il s’agit plutôt de « dirythmie », cf. J. Cler Yayla, p. où un ostinato rythmique (ici un zikr, invocation du nom divin) sert de base pour le développement d’une hymne dans le style « taqasim vocal », non-mesuré. Ce nom de dirythmie signifie la composition entre deux natures de rythme différentes (à savoir ici mesuré/non-mesuré).

2. Rythme  mesuré

2.1. Rythme mesuré périodique

2.1.1. Rythme com-métrique (cf. article de Kolinski) :

La com-métricité est l’univocité du rythme : dans la description d’un rythme commétrique, on constatera que toute intervention, —battue, ajout de frappes par un tiers, etc.— sur un mètre donné vient  simplement renforcer les accents de ce mètre. Elle correspond à ce que l’on appelle aussi « homorythmie », —logique de la ligne unique, on pourrait éventuellement parler de « monométrie ».  Mais elle est aussi, et surtout, une conduite, un habitus : une vaste aire culturelle, des Balkans à l’Asie Centrale, et une bonne partie du monde arabe, vivent le rythme musical selon cet habitus. La commétricité est, entre autres, une propriété constitutive de l’aksak, s’ajoutant à la « bichronie » (composition de valeurs valant 2 avec des valeurs valant 3). Un aksak 7=2+2+3 ne changera pas de forme au cours d’une pièce musicale, ou ne se superposera jamais à une forme 3+2+2 ou 2+3+2 (en imaginant 2 percussionnistes). Par contre, il est courant de l’articuler 4+3 ; l’aksak 9=2+2+2+3 restera également univoque, et ne se superposera jamais à une forme 3+3+3 (il serait alors contramétrique, et non plus aksak « à l’état pur »), — sauf cas d’élaboration virtuose, jouée par des musiciens détachés du milieu « territorialisé ». Par contre, il pourra avoir des variantes commétriques qui se superposent au mètre initial : 2+4+3, ou 4+2+3, ou 2+2+5, etc.

(de nombreux rythmes binaires ou ternaires, chantés à voix nue, sont com-métriques. Nous ne donnerons ici que deux cas particuliers de commétricité, l’aksak et l’ovoïde

2.1.1.1. Aksak.

a.  Turquie  Davul-Zurna, équipe de Kopuk Usta, Köroglu (5/8) enr. J. Cler , Acıpayam mai 1991.





b.  Turquie : hymne bektachi, village de Tekke Köyü, enr. en situation :

Les hémistiches de chaque vers octosyllabes se répartissent sur une mesure en 2+3, à savoir 4 syllabes dont la dernière est longue : uuu—. Le rythme syllabique épouse la métrique aksak, sans jamais « aller contre », donc toujours commétrique (au point que les accents de la langue naturelle se soumettent à ceux du mètre musical).

c.  Afghanistan (Anthologie Silk Road, Smithsonian Folkways, 2002) « Mizghan-i Siyah » (Muhammud Rahim Takhary, Faqir Muhammad, Bahauddin, and Malang Nejrabi)  : une mesure à 7/16 qui se divise en 4+3 (si on base sur les dum). 

Ralenti de 20% de son tempo initial, cela donne :

d. Bulgarie Bisserov sisters (Balkanton) : « Elenko, mome malenko ». On peut entendre l’articulation 3+2+2, rapide ; le chant lui, prend une échelle de temps plus grande pour le rythme syllabique, tout en restant commétrique, au niveau de la segmentation en 3+4. [Lien vers vidéo de la même chanson :  on y observera les mouvements du plectre sur la tambura, le petit luth à droite, qui marquent le « 3 temps et demi »].

e. Turquie : trio d’üçtelli baglama, Hayri Dev au chant. enr. J. Cler, février 1995, 9/8, ou plus exactement 4 temps 1/2, organisés sur 9 pulsations : la division est en 4+5, ou 2+2+5 (transcription ci-dessous en hauteurs relatives, sur l’échelle du mode de ré) : 

Dam başında…

f.   Turquie : zurna davul, équipe de Kopuk Usta, enr. J. Cler 1991 . Le même mètre, clairement battu 2+2+2+3 (soit 4 temps 1/2)

Ce mètre « 9/8=2+2+2+3 » est pour Simha Arom un « pseudo aksak », car il est susceptible de se diviser 3+3+3, —auquel cas il ne serait plus aksak. Pourtant, quand on travaille en Turquie, ou en Bulgarie, une telle superposition ne se rencontre pas. Aussi, plutôt que de choisir une raison « arithmétique » (pour parler d’aksak stricto sensu, il faudrait selon Arom que le nombre de pulsations soit un nombre premier : 5, 7, 11, 13 etc ), j’opte pour le critère de l’habitus : l’aksak est toujours commétrique : si des frappes, ou des battues s’ajoutent au mètre 2+2+2+3, elles tomberont sur un des accents déjà métriques (ex. : 4+5, 4+2+3, etc.), sauf cas exceptionnels de virtuosité (Tsiganes de Thrace). Dave Brubeck, dans le fameux thème de son Blue Rondo a la Turk, articule la série des mesures en 2+2+2+3 par une transition en 3+3+3 (il suffit de regarder au début de la vidéo le doigt du contrebassiste!) : contramétricité de succession, et non simultanée : il subvertit, le temps d’une mesure, la logique de l‘aksak, pour mieux le relancer aussitôt.

g. Bulgarie : rythme bulgare « composé » : (2+2+2+3)+(2+2+3) : « Pušteno Horo« , par le Grand Ensemble de la Méditerranée (CD de « démo »). Il s’en compose ainsi de nombreuses variétés en Bulgarie.

N.B. : on remarquera que ce cycle rythmique est globalement pair (9+7=16 pulsations) : pourrait-il  entrer dans la catégorie des rythmes asymétriques que nous abordons plus bas? Oui, d’un point de vue strictement arithmétique (« moitié+1, moitié-1 ») ; non, du point de vue de la conduite rythmique, ou de l’habitus : car il est strictement commétrique, et n’est que l’addition d’un mètre aksak de « 9 » et d’un mètre aksak de « 7 ». Une propriété des rythmes asymétriques étudiés par Simha Arom et Marc Chemillier est leur contra-métricité (par exemple, ici, il faudrait imaginer une battue parallèle en 4+4+4+4, ce qui n’est jamais le cas).

h.  Egypte : cycle de 12=5+7 = (2+3)+(2+2+3). Tarek Abdallah, Adel Shams el Dine, wasla bayati, La Baudière août 2018, enr. J. Cler.

A noter : ce rythme aussi pourrait appartenir à la famille des rythmes asymétriques décrits par Marc Chemillier : débattre pour savoir s’il s’agit d’un aksak ou non nous reconduit au même critère de la commétricité. A la différence des autres « 12 asymétriques » que nous écouterons ensuite (cf. infra : 2.1.2.1 Cuba, Ghana), celui-ci est strictement com-métrique : la mélodie du ‘oud suit la structure en 2+3+2+2+3. Là encore, aucun effet contramétrique (ce qui serait ici une battue en 3+3+3+3) n’entre dans cette musique, dans sa conception, dans son vécu.

 

2.1.1.2. Rythmes « ovoïdes », l’habitus de la « roue voilée » (= pulsation non-isochrone). 

2.2.1.2a.  « Trois temps baloutche »

Sheyh Dawud, enregistrement de Jean During : c’est ce rythme, en particulier, qui est à l’origine du concept d’ovoïde inventé par J. During : si les cycles réguliers, avec pulsation isochrone, sont représentables sous forme de cercle, alors celui-ci devrait être figuré par un ovale, en forme d’oeuf :  soit un cercle à trois centres, comme dit Jean During, ce qui donne à ce rythme son allure bien particulière (« roue voilée »). L’Européen qui a appris à « compter », cherchera une pulsation rapide « au-dessous » des temps irréguliers, il pourra essayer de trouver un équivalent aksak, par exemple : mais il ne sera jamais « dans le juste », car les trois temps sont inégaux entre eux, — comme les trois temps d’une valse se doivent d’être inégaux, pour que cela « ne tourne pas rond », et donc tourne parfaitement….

L’arrivée des battements de mains est intéressante, pour révéler le temps de repère, —nous dirions :  « premier temps de la mesure à 3 temps » (mais est-ce pertinent de le dire ainsi, dans un cycle qui tourne, où est le premier temps?).

Pour voir deux beaux exemples vidéo de ce même « ovoïde » : le premier joué par Ghafur de Leari, et le second par Alijan Balutch (en particulier à partir de 4:40 pour le « trois temps »)

b. Un « trois temps » Ouïghour : Muqam Rak, – [Tradition of Uyghur 12 Muqams Téhéran, Mahoor, 2007, Yarkend Dance and Song Ensemble & Sanam Ensemble], enregistrement de Jean During : la perception est guidée vers le modèle d’un « trois temps », mais où de légers retards se laissent percevoir à l’intérieur du cycle. Ces retards parfaitement « métriques » sont constitutifs de ce rythme, et de son caractère propre. 

c.  Musiques du Pamir (enr. Jean During, cf. Chants et musiques  du Toit du Monde, Buda Musique). Là encore, on entend un schème/mètre qui semble régulier dans la succession des DUM et TEK, mais avec de légers retards qui travaillent la métrique de l’intérieur.

Tout ces effets n’ont rien à voir avec du rubato (de l’ordre de « l’expression libre ») : c’est du tempo giusto, parfaitement métrique, mais non soumis à la loi de la pulsation isochrone. Ces rythmes composés de légères inégalités sont difficiles à acquérir pour un exogène, et doivent par excellence être « sentis » plutôt que « compris/comptés… ». 

Notons que pour chacun de ces derniers exemples, si le rythme n’est pas battu précisément avec ces légères inégalités et légers retards « à l’intérieur », les autres musiciens ne peuvent jouer.

d.  Egypte rituel de zar enregistrements de Saja Harfouche, le Caire, 2002. Là encore, l’irrégularité, l’inégalité des temps, —encore une fois non divisibles par des nombres entiers—  sont constitutives de la forme rythmique

2.1.2. Rythme contra-métriques

La contra-métricité correspond à un habitus qui nous est plus familier, ne serait-ce qu’en vertu du « 3 sur 2 », triolet, et de l’hémiole : il s’agit de conduites rythmiques où se superposent deux métriques. Il est fréquent qu’une métrique « irrégulière » (composant des longues et des brèves), se superpose à une métrique régulière (isochrone), comme le fréquent :

4   +   4

2 + 3 + 3

Je préfère le terme de contramétricité à celui de « syncope », car cette dernière est dépendante de la définition occidentale de la mesure, qui impose un plan de référence unique, et des écarts « accidentels ». Or dans les conduites contra-métriques, on ne saurait décider si le plan de référence est le mètre régulier, ou le mètre irrégulier : c’est l’intrication des deux qui est constitutive de toute la forme rythmique. Nous verrons ci-dessous plusieurs cas où il faut au moins deux métriques pour constituer le rythme global qui se déploie par-dessus.

NB : Un cas bien connu de contramétricité est le premier prélude du Clavier bien tempéré : il est en 4/4, mais l’organisation mélodique suggère une organisation en 2x(2+3+3)

2.1.2.1. Rythmes à « formule-clé ». Dans de nombreuses musiques d’Afrique et d’Amérique, le dispositif structurant le rythme est constitué de deux plans : sur un de ces plans, une « formule-clé » qui domine le cycle par son timbre clair (tibwa/petit bois des Antilles, Clave cubaine, cloche, etc.), et un autre plan (toujours dans l’ordre des constantes, qui charpentent le cycle rythmique) sera donné par un autre idiophone. Parallèlement, toutes les voix de la polyrythmie se superposent, souvent par intrication. La formule-clé est le plus souvent irrégulière, composant des brèves et des longues, elle a une fonction métrique, structurante, autant sinon plus que la battue régulière qui l’accompagne.

2.1.2.1.a Guyane : Manserotte et buisson ardent,( Kassé-Ko, Buda Musique). On entend la formule en ostinato du tibwa tout au long de l’extrait, soutenu par un tambour : —u—u— (division 3+3+2, contramétrique d’une battue régulière à 4 temps). Cette formule-clé est un véritable marqueur des Caraïbes et de la Guyane, et sert généralement à lancer la « machine rythmique ».

et un autre exemple où la formule clé commence la pièce : 

(Jean-Luc Silo, CD « Tradisyon », Cayenne)

ligne du bas : main droite, ligne du haut : main gauche.

A ne pas confondre avec une formule très ressemblante, mais avec autre alternance des frappes, et qu’on trouve, par exemple, en Colombie (même métrique, mais autre rythme) : 

2.1.2.1. b, c, d  Cuba : Enregistrements de Jean-Pierre Estival, La Havane, 1992, « rumba pédagogique, partie par partie ». Trois exemples de Cubaclave de rumba, b. seule puis à deux,  c. avec son soutien aux congasd. et le tambour improvisateur qui se superpose. Le tout premier exemple est caractéristique : la clave ne peut rester seule longtemps, elle n’a de sens que dans son intrication avec une autre forme (habitus de la contra-métricité, le deuxième intervenant « remplissant les vides » entre les frappes de la clave).

Proposition de transcription de la clave de b.

2.1. 2. 2.  L’hémiole (3/4 6/8)

(Ici étude d’un cas particulier, à travers des exemples marocains, a. b. c., puis algérien d. et colombiens, e, f, g)

 Maroc, Haut-Atlas : extrait du CD encarté dans le livre Chants et danses de l’Atlas, par Miriam Olsen, Actes sud/cité de la musique, 1999. Contra-métricité du 6/8 qui sera dit ici « marocain », à cause des exemples sonores. La forme est présentée par onomatopées : TEketeKEdum, sur le schéma u — , forme de 6/8 très présent en Afrique du Nord et subsaharienne, comme en Amérique latine. On voit que le DUM tombe pour ainsi dire « dans le vide » puisque les accents forts (TE- et -KE-) sont décalés par rapport à lui. Pour un percussionniste habitué dans telle ou telle culture à toujours placer un temps fort sur le DUM, ce rythme paraîtra difficile au début (jusqu’à en avoir intégré l’habitus). Dans la seule onomatopée TeketekeDUM bien accentuée, la contramétricité est déjà formulée. 

a.  forme « TeketeKeDum » : extrait du CD encarté dans le livre Chants et danses de l’Atlas, par Miriam Olsen, Actes sud/cité de la musique, 1999. (cf. transcription ci-dessous, 3è ligne)

l’exemple b. présente une séquence où c’est la formule-clé qui se fait entendre, avec des claps qui s’intercalent (cf. transcr. ci-dessous, deux premières lignes)

2.1.2.2.c  J’ai d’abord monté en boucle la « formule clé »qui ouvre la pièce suivante, et sert à lancer le tempo, comme on l’entend en d. Touichia (Tambours du maroc, Al Sur ALCD 121/M7 853)

extrait ralenti : 

Les deux premières lignes illustrent par excellence, et avec simplicité, ce qu’on entend par « contra-métricité ». La formule-clé propose une segmentation irrégulière de durées inégales, et la battue (au sens propre : ce que bat l’assistance), est régulière : de plus, elle tombe toujours entre les frappes de la formule-clé (« intercalation »)

L’important est de comprendre « dans quel sens » se pense ce rythme : c’est à dire « le DUM à la fin », « en l’air », — et non comme premier temps, ce que se résout mal à accepter notre habitus occidental. Dans tous les exemples qui suivent, se retrouvera la même caractéristique.

d. Algérie Groupe Tinariwen : « Awadidjen », CD Aman iman, 2006 (le mètre est traduit mélodiquement et le DUM final est marqué par une note grave)

e. et f. Colombie, La Toma, Suárez, Norte del Cauca : jugas del Niño Dios, enr. Jérôme Cler 01/2010. Il importe ici de bien repérer où l’accompagnement percussif commence : et l’on retrouvera la formule « teketekedum, ou plus précisément ici : TEkedumKEdum

g. Colombie  région Atlantique : Toto la Momposina, el Tigre. Même remarque que ci-dessus.

2.1.2.1. rythmes à formule-clé asymétrique

Les formules asymétriques, sur des cycles pairs, constituent un objet fort singulier de l’étude des rythmes de tradition orale, que Simha Arom et à sa suite Marc Chemillier ont étudié en détail… Ce sont des cycles de 8, 12, 24 pulsations ou davantage, où des groupes de trois viennent s’intercaler dans une métrique binaire : ce qui distingue ces formes de l’aksak, c’est d’une part leur parité, mais surtout le fait qu’elles soient conçues comme contra-métriques d’une battue régulière (binaire ou ternaire) qui l’accompagne. Nous connaissons bien le 4/4 battu en 8=3+3+2 (ou 2+3+3, comme dans le prélude n°1 du Clavier bien tempéré!), la plus simple des formules asymétriques ; le 12=2+3+2+2+3 est très répandu d’Afrique en Amérique. Mais plus étranges encore sont les longs mètres d’Afrique centrale, particulièrement fascinants. Pour leur théorisation, voir page de Marc Chemillier sur le sujet. Voir également une VIDEO, (revue Musimédiane) où S. Arom fait entendre certains de ces rythmes complexes (comme celui de l’exemple e. ci-dessous).

a.  Nous commençons par le cycle de 12, 2+3+2+2+3, à Cuba : palo cachimbo (enregistrement Ana Koprivica, la Havane, années 2000). Nous voyons que la formule clé sur la cloche, irrégulière et asymétrique s’accompagne toujours d’une battue contra-métrique au tambour (à la différence de l’exemple égyptien 2.1.1.1.h)

b.et c.  Ghana Mustafa Tettey Adi, Master Drummer fromGhana, Tangent Rec. 1972 (33t). « Ewe atsimivu ». La base invariante du rythme est montée d’abord « en boucle », avant d’être présentée dans le développement d’une pièce musicale, avec l’improvisation  qui vient « par-dessus » :

 le bâton frappe sur le fût du tambour une battue à 4 temps ternaires, pendant que la cloche propose un 2+3+2+2+3 (si l’on considère 1+2 comme « groupe de trois » : on peut choisir de l’interpréter dans l’autre sens, à savoir 2+1, ce qui donnerait 2+2+3+2+3, mais le résultat est le même au niveau de la forme qui repose sur sa contra-métricité, l' »opposition » à la battue régulière. 

La pièce originale montre l’intrication d’autres battues au tambour+improvisation (entre autres 3+3+3+3).

d.  Rythme des Pygmées Aka de Centrafrique : les claps de mains battent 2+3+2+2+3

e.  Autre rythme, suivi d’un extrait ralenti : écouter les machettes qui s’entrechoquent sur une formule  (3+2+2+2+2+2)+(3+2+2+2+2) Cf. la VIDEO déjà mentionnée…

un des rythmes qui se trouvent en bas de la pyramide proposée par Marc Chemillier. On entend en même temps une battue régulière ternaire sur un tambour voisin (soit 8 x3 pour la totalité du cycle qui totalise 24 pulsations). 

Il faudrait ici envisager 2.2 : rythme mesuré non périodique, comme il en existe en Asie Centrale, par exemple (exemples à venir)

-« Bonus » n° 1 :  combinaison de contramétricité et d' »ovoïde »??? La question d’une combinaison des critères.

Les deux pièces suivantes sont présentées pour poser question, à propos d’une combinaison des critères typologiques: 

a. Colombie, Gualajo, el pianista de la selva : Cette musique provient de la côte pacifique de Colombie, et semble relever à la fois de la contramétricité (« polyrythmie »), de l’hémiole, et de « l’habitus de la roue voilée », légèrement ovoïde, qui est sa signature, et la différencie des rythmes caribéens, ou de l’intérieur du pays, nettement plus « métronomiques ».

b. Colombie, « 22 años del cabilde de Ambalo », guitare et maracas, édité par la Comunidad de Ámbalo, Cauca : là encore, l’effet global de la superposition entre la métrique de la guitare et la battue régulière qui l’accompagne donne une légère impression de « roue voilée » (un « turc » ou un « bulgare » pourrait entendre comme 7/16 le phrasé de la guitare). 

NB : une question connexe : où s’arrête le swing et où commence l’ « ovoïde »? 

-Bonus n°2 : quand Herbie Hancock, dans « Watermelon Man » (Taking’off, 1962) imite les Pygmées sans se risquer à conserver la métrique « asymétrique sur 12 », et s’en tient à 2×4 temps…

  Herbie Hancock

(les transcriptions suivantes sont de Marc Chemillier)

A SUIVRE

NB : je ne me mentionne ici que des musiques avec lesquelles j’ai été familiarisé, soit sur le terrain, soit par l’intermédiaire de mes ami.e.s ethnomusicologues qui m’ont appris à les entendre. J’ai été sensible à des « cas particuliers » comme l’aksak, ou le « 6/8 marocain ». On pourra imaginer aisément une branche de la « contra-métricité en 6/8 », et des « cycles de 12 symétriques », qui recèle de nombreuses variétés, au gré des subtilités d’accentuation  (n’oublions pas l’Espagne andalouse : cf. une clé d’écoute hélas restée inachevée). 

De même, une branche particulière est à ajouter dans les cycles pairs asymétriques : celle du 4/4 couramment superposé à (3+3+2)/8, à savoir le premier de la « pyramide des rythmes asymétriques » que nous présente Marc Chemillier dans son étude: cette contramétricité très courante se décline en plusieurs variantes accentuelles, de l’Afrique à l’Amérique Latine.

Cette arborescence ne peut qu’être « in progress« , au gré des trouvailles.

Ses critères de classification s’appuient surtout sur des « traits prédominants », plusieurs traits pouvant se retrouver dans une même musique. Certains sont cependant exclusifs l’un de l’autre, comme commétrique et contramétrique. L’enrichissement viendra d’apports de nouveaux critères, que l’on pourra bien sûr affiner au fil des découvertes…

Mètre et rythme

QUELQUES OUTILS D’ANALYSE : RYTHME ET METRE,
CO-METRICITE ET CONTRAMETRICITE :

Il a déjà été suffisamment souligné que la terminologie relative au rythme est très floue, sujette à controverses interminables : un bel exemple de recension des termes se trouve dans la première partie de la thèse de Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, structure et méthodologie, SELAF, Paris, 1985. Constantin Brailoiu nous mettait d’ailleurs en garde, dans son célèbre article sur le rythme aksak paru en 1951 dans la Revue de Musicologie, contre les polémiques “sans fin et sans issue” qu’engendrent les théories du rythme…
Par conséquent, autant définir clairement les termes que l’on utilise, et je proposerai de rappeler ici les outils conceptuels que mon travail sur des habitus rythmiques très localisés m’ont amené à employer, ou éventuellement à définir. En aucun cas il ne s’agit d’imposer des concepts “définitifs”, mais bien plutôt d’exposer des outils qui ont été particulièrement efficaces dans mon travail, pour donner des clés d’écoute et d’analyse.
METRE : du grec metron (qui peut se traduire par mesura en latin). Généralement ce terme forme couple avec “rythme”, comme la “forme fixe” va de pair avec la “forme mobile”, l’ “invariant” avec la “variation”. Il est très utile de revenir à cette distinction fondamentale des Grecs anciens, qui désignaient par skhèma (cf. “schème”, dont je rapproche ici “mètre”) la forme fixe, et par rhythmos, la forme mobile, fluide, les deux restant indissolublement liés dans une dialectique constitutive de la musique.
J’entends donc généralement par mètre un schéma d’organisation de durées qui sous-tend une musique, de manière périodique, et constante. Le problème que pose l’aksak est celui-ci : un aksak va se présenter toujours selon deux niveaux d’analyse, celui de la pulsation isochrone d’une part, et d’autre part celui de ses regroupements en “groupes de 2” et “groupes de 3”.
Exemple (prenons le plus simple, que l’on appelle couramment “5 temps”) :

Ces deux premiers niveaux d’analyse définissent l’organisation invariante de la “forme fixe” tout au long d’une exécution musicale : il est impossible de saisir l’aksak en dehors de ces 2 niveaux d’analyse à la fois. Qui plus est, le premier niveau n’est que celui des pulsations isochrones, pour ainsi dire “amorphe”, neutre, alors que le second est réellement celui qui organise toute la forme musicale et sa périodicité, il est “nécessaire et suffisant” pour organiser la construction d’autres niveaux éventuels d’organisation des durées (niv.3 et 4) : c’est donc 2 le niveau proprement « métrique », au sens d’une forme fixe et invariante, qui à son tour repose sur la série des 5 pulsations isochrones (N.1). Ici, il convient de développer une conception dynamique de la description, où le niveau 2 serait un premier niveau rythmique par rapport au niveau 1, mais deviendrait à son tour un niveau métrique pour les niveaux successifs, les variantes rythmiques qui peuvent s’y superposer (niveaux 3 et 4), jusqu’à des nuances plus fines, qui souvent ne sont perceptibles que localement, par les danseurs, mais qui sont signifiantes (d’un lieu, d’une personne disparue ou vivante…). Jusqu’au niveau ultime de la mélodie et des poèmes chantés.
C’est donc aux niveaux 3 et 4 que nous entrons dans le domaine proprement dit du rythme, à partir du mètre initial : le rythme sera donc la résultante des différents niveaux. Ceci est développé dans l’article sur l’aksak (cf. textes articles).

RYTHMES CO-METRIQUES ET RYTHMES CONTRA-METRIQUES :
Nous l’avons vu, l’aksak exclut que l’ordre des “groupes de 2” et des “groupes de 3” permute en cours d’exécution : un “5=2+3” ne saurait devenir un “5=3+2”. De plus, toute intervention d’un nouvel acteur, qui viendrait à frapper dans ses mains, ou ajouter une percussion, ne le fera qu’en confirmant l’organisation première du mètre : ainsi l’aksak bien courant dans les yayla de Turquie méridionale, en 2+2+2+3, pourra s’articuler de diverses manières (le niveau 3 indiquant une des structures de pas de danse, le niveau 4, l’articulation du plectre d’un luth) :

Ces variantes peuvent être locales (distinguant tel village de tel autre), ou individuelles, ou encore liées à une particularité de l’articulation mélodique.
Mais on peut constater que les accents se superposent toujours au mètre initial, proposant de nouvelles variantes rythmiques en coïncidence : nous dirons que l’aksak est toujours co-métrique, car c’est dans la nature-même de l’aksak. Tout autant que son caractère bichrone, la com-métricité est une composante du concept strict de l’aksak.
Il y a fort à parier qu’en certains lieux du monde, le 9=2+2+2+3 se superpose au 3+3+3 : ce ne serait alors plus un aksak dans sa plus stricte définition comme habitus rythmique. En effet, en superposant le bichrone (2+2+2+3) et l’isochrone (3+3+3), l’ »habitus » est alors celui de la contramétricité.. C’est bien ce que font souvent les tsiganes de Thrace, jouant subtilement de l’ambiguïté, —exception qui confirme la règle…
Ainsi Dave Brubeck, dans son célèbre Blue Rondo a la turk construit sa mélodie sur trois mesures aksak en 2+2+2+3 et une mesure de transition en 3+3+3, — en quoi il n’est plus tellement “a la turk”, et joue avec la contra-métricité (habitus par excellence, pourrait-on dire, d’un musicien de jazz).

La contra-métricité est propre à la plupart des musiques d’Afrique, ou afro-américaines, et marque profondément notre système rythmique européen “contra-puntique”, comme dans le “3 pour 2” représenté par le triolet. Les rythmes pygmées présentés par Simha Arom et Marc Chemiller sont tous contra-métriques : c’est dans leur nature même. En effet, aux successions de “2” et de “3” se superpose toujours une pulsation isochrone, comme pour le cas très courant où 4+4 et 3+3+2 se jouent simultanément.
L’étude du rythme est toujours à la limite entre une rationalité du calcul, une « solfégisation », une arithmétique, et la perception « vécue » —l’affect à l’état pur. L’ethnomusicologue, plutôt que de réinventer le solfège, peut s’intéresser à mettre à jour des habitus rythmiques, c’est à dire des structures profondes de la relation au temps musical, qui commandent l’acte musical (et rythmique) : certes, l’aksak peut se définir par rapport à des critères formels ou arithmétiques, imparité, nombres premiers, on peut, comme le fait Simha Arom, classer des « pseudo »-aksak à part, etc. Mais l’intéressant est de partir du processus qui engendre tel ou tel rythme, où se localise telle ou telle grammaire rythmique.
De même, il existe des « 12 » bulgares marqués 2+3+2+2+3, strictement commétriques, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais articulés à une battue régulière de type (3+3+3+3) ; par contre, en Afrique, ou à Cuba, où cette métrique du cycle de 12 asymétrique est omniprésente, elle est toujours pensée en « contra-métricité » avec une battue régulière.
C’est au musicologue Mieczyslaw Kolinski (“a cross cultural approach to metro-rhythmic patterns”, Ethnomusicology, XVII/2 (1973), 494 et suivantes), que nous devons l’usage des concepts de « commétricité » et contramétricité », fort utiles pour définir deux pratiques bien différentes des rythmes du monde, plus précisément deux habitus rythmiques, et les distinguer : il semble bien que nous touchions là un critère de différenciation essentiel en matière de rythme, dans la mesure où ces deux “vécus” rythmiques sont deux “limites”, bien localisées dans le monde, entre lesquelles peuvent exister plusieurs types de combinaisons, de mixtes.

Alevi, bektachi

Introduction

Tout musicien qui s’intéresse au saz, et à la poésie chantée des aşık, troubadours itinérants d’Anatolie, entrera forcément, tôt ou tard, au contact de cette appartenance religieuse très spécifique à la Turquie et aux Balkans, Albanie en particulier, qu’on appelle bektachisme, de son saint fondateur Hadji Bektach Veli (XIIIè siècle), ou encore alévisme (alevi, turcification de l’arabe alawi, « de ‘Ali », cousin et gendre du Prophète Muhammad). Les adeptes de ce groupe religieux étaient désignés du nom infâmant de kızılbash “tête rouge”, par les sunnites, qui ont toujours réprouvé leurs modes d’expression religieuse : pas de mosquée, mais des “maisons de cem( djem) étant le nom du rituel d' »union », qu’on appelle aussi birlik, l’unité; pas de jeûne du ramadan, mais l’abstinence d’eau et de nourriture d’origine animale pendant la commémoration du martyr de l’imam Hüseyin (au début du mois de muharrem, premier de l’année musulmane) ; dans les rituels, présence égale des hommes et des femmes, musique chantée sur le saz ou d’autres instruments, accompagnant une danse sacrée, le semah, et même, ici ou là, consommation ritualisée d’alcool… Il y a 50 ans, cette identité religieuse restait secrète, les rituels absolument cachés, nocturnes ; puis les transformations de la société, l’exode rural, ont peu à peu brisé le sceau du secret, au point que l’alevisme, dont l’idéal communautaire et l’inspiration humaniste sont très forts, s’est identifié à la gauche politique, à la défense de la laïcité, tout en gardant le cadre doctrinal de sa spiritualité, ou en le sécularisant.

Chi’isme duodécimain (vénération des douze imams), divinisation de l’homme, gnosticisme, soufisme populaire, syncrétisme, survivance du chamanisme, supra-confessionnalisme, prédominance de la musique et d’une vaste tradition poétique en langue turque : tels sont les thèmes et les éléments qu’évoquent en général les Alévis eux-mêmes, et leurs historiens, dans les textes et ouvrages consacrés à cette vaste “confrérie”, qui représente en Turquie au moins 20% de la population.

représentation traditionnelle de Hadji Bektash Véli (carte postale)

La généalogie de cette appartenance religieuse remonte, selon la tradition, à l’islamisation de l’Asie Centrale par Ahmed Yesevi (12è siècle), surnommé Pîr-i Türkestan, le « maître spirituel du Turkestan », dont Hadji Bektach fut un disciple qu’il envoya en mission au pays de Rûm, l’Anatolie. Les alevis bektachis mentionnent souvent dans leurs hymnes les « Horasan erenleri », les « Parfaits venus du Khorasan ». Il s’agit de chefs spirituels, ascètes, décrits comme thaumaturges, et parfois aussi comme chefs de guerre : parmi eux se trouvent les Babas d’Amasya, qui conduisirent une célèbre révolte au 13è siècle contre les autorités seldjoukides. Au même moment, Hadji Bektach arriva en Anatolie « sous la forme d’une colombe », puis reprenant forme humaine, fut vite reconnu comme un grand saint, attirant les derviches. Le nom de Hadji Bektach allait devenir au XVè siècle éponyme d’un ordre religieux protégé par les Ottomans.
Entre Alevis et Bektachis, il est admis généralement que la différence n’est que sociologique. Les Bektachis relèveraient plutôt du monde urbain, non sans liens avec le pouvoir ottoman, et, à ses tout débuts (XIVè siècle), avec la conquête de l’Anatolie : la bektachiya est l’ordre du corps des Janissaires, et elle est restée implantée fortement dans les Balkans, surtout en Albanie. Quant aux « Alevis » (nom assez récent qui a tendance à englober l’ensemble des formes locales de communautés), ils nomadisaient sur le plateau anatolien, ou vivaient dans les villages. De plus, l’alévisme est fortement « tribal », lignager : les dignitaires, dede, le sont par hérédité, alors que ceux des Bektachis, baba, sont élus, choisis par la communauté ; et s’il est théoriquement possible à quiconque de devenir bektachi, par contre, on est alévi par la naissance. Nos travaux (cf. revue Turcica 48/2017) consacrés au village de Tekke Köyü, près d’Elmalı (Antalya) montrent que le bektachisme peut être aussi rural : de fait, en Turquie occidentale, et jusqu’en Thrace, il existe plusieurs communautés villageoises de cette même obédience bektachie.

Je ferai ici allusion à deux lieux, l’un vers le centre-est de la Turquie près de Turhal : je m’y rendis en février 2003 avec Rıza Adıgüzel, enfant de l’exode rural vivant à Istanbul, et qui profita de la fête du Kurban, du sacrifice, pour rendre visite en famille à ses vieux parents. Les quelques images de djem (cem) que je présente prenaient place dans un cycles de fêtes, car se superposaient la fête du Kurban et d’autres fêtes hivernales, plus agraires. Je n’y ai pas fait plus que « documenter » audio/visuellement les rituels, et les ashıks des villages à l’entour.

Le deuxième lieu est le village d’Abdal Musa, non loin d’Elmalı, dans le Taurus occidental, à l’ouest d’Antalya, où je me rends régulièrement depuis 1997.

Deux grands classiques des études alévi-bektashi en France :
MELIKOFF, Irène : Hadji Bektach : un mythe et ses avatars, genèse et évolution du soufisme populaire en Turquie, Brill, Leiden, 1998., ouvrage qui reprend le travail de toute une vie de savante consacrée à ces groupes : Irène Mélikoff, née le 7 novembre 1917, jour de la chute du palais d’hiver à St Petersbourg, mit sa compétence de grande turcologue et d’orientaliste au service de ces groupes, de leurs textes, traditions orales, et de leur pensée.
GÖKALP, Altan : Têtes rouges, Bouches noires, une confrérie tribale de l’ouest anatolien, société d’ethnographie, Paris, 1980.
Il s’agit d’une monographie consacrée à la communauté des Çepni de Sofular, un chef d’oeuvre d’anthropologie structurale.
Pour l’alevisme moderne, et les aspects politiques de cette identité,
MASSICARD, Élise : L’Autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF (Proche Orient), 2005.

Partiellement consacré au village d’Abdal Musa dont il est question ici :
PINGUET, Catherine : La folle sagesse, Editions du Cerf, Paris, 2006
Les Alevis, bardes d’Anatolie Koutoubia, Paris, 2009

Et le dossier paru dans la revue Turcica en 2017 (vol. 48) :

« Tekke Köyü, un village bektachi dans le Taurus occidental » Turcica, 48 Leuven, Peeters, 2017, p. 303-448 successivement par Jérôme CLER, Nicolas ELIAS et Nikos SIGALAS

Quelques CD :
• Turquie : Chants sacrés d’Anatolie. Ashik Feyzullah Tchinar. Ocora-Radio France Ref. C580057.
Ce disque est le joyau de la poésie chantée alévie, portée par une voix souveraine. Il fut longtemps le seul témoin de cette musique alévie, avec le double-album :
 Turquie : Voyage d’Alain Gheerbrant en Anatolie 1956-1957, Ocora-Radio-France-558634/35, — hélas non réédité sous forme de CD.
• Turquie : cérémonie de “Djem” alevi, Ocora-Radio-France, C560125
Le déroulement d’un cem dans une communauté istanbouliote originaire de Malatya.
 Turquie.

Cérémonie de Djem Bektashi – La tradition d’Abdal Musa Ocora-Radio-France C 560248
Voir dans le présent site la page consacrée à ce CD

Turhal, Tokat

Natolia vel Asia Minor, carte de Mercator, 1606

En novembre 1996, j’assistai en simple observateur à un colloque organisé par l’Institut suédois de recherches d’Istanbul, dont le thème était l’identité alévie, en compagnie d’Irène Melikoff et de Jean During (actes du colloque : Tord Olsson, Elisabeth Özdalga, Catharina Raudvere, ed. : Alevi Identity, Cultural, Religious and Social Perspectives, Swedish Research Institute in Istanbul Transactions, n°8, Istanbul 1998). Un soir nous fûmes emmenés assister à l’inauguration d’une association dans une banlieue lointaine d’Istanbul, Umraniye. Il s’agissait d’une association d’alévis originaires de Tokat, une région d’Anatolie profonde, située à environ 800 kms à l’est d’Istanbul. Une foule joyeuse était rassemblée, en familles, il était servi à manger à tous comme dans une fête de mariage. Mais le plus saisissant était que dans cet esprit festif, tous à tour de rôle, par groupes de 6 ou 8, hommes et femmes mêlés, dansaient le semah, sur un mode plutôt festif, de divertissement. Un jeune aşık chantait en s’accompagnant sur un saz mal amplifié, d’abord un chant assez lent à 9 temps, un peu comme un zeybek : les danseurs se tenant droits, bras écartés, paumes vers le haut pour les femmes, vers le bas pour les hommes, leur ronde tournant lentement. Et soudain le mouvement s’accélérait, et la ronde offrait le spectacle étrange des hommes gesticulant bras en arrière, martelant le sol sur un rythme à trois temps (rare en Anatolie, et sans doute signe d’une proximité avec le Caucase), les femmes tournant sur elles-mêmes comme des toupies : l’ensemble était flamboyant.
Ce n’est qu’en 2001 que je repris contact avec des originaires de Tokat vivant à Istanbul, et en 2003 que je pus me rendre en hiver, pendant la saison des fêtes du sacrifice d’Abraham (Kurban), dans les villages de Turhal, une sous-préfecture de Tokat anciennement rattachée à Amasya.
Il faut savoir que cette région est le théâtre historique d’un événement fondateur pour l’identité alevie anatolienne, la “Révolte des Babas” : à l’automne 1240, des groupes turkmènes conduits par des chefs tant spirituels que guerriers s’insurgèrent contre le Pacha, et leur révolte, au terme de 2 mois, fut écrasée : le saint fondateur de l’ordre bektashi, Hadji Bektash Veli, fut contemporain, et sans doute témoin de ces troubles.


Le Semah de Turhal : deux extraits de Djem

Djem à Ormanözü, 8 février 2003 :
Deux séquences se suivent ici. Tout d’abord une partie du récit de l’extase du Prophète, de son voyage céleste appelé miradj (miraç), qui pour les Alevi représente la révélation de ‘Ali. L’aşık (Ozan Bektaş, originaire du village de Nebi Köyü) chante le récit de ce “mythe fondateur” : le Prophète est arrivé au sein de l’Assemblée des Quarante (les Immortels qui président aux destinées du monde), dont l’un lui donne à boire le şerbet, en l’occurrence le jus d’un raisin pressé : “un seul boit et tous sont enivrés”. Un premier semah est dansé.
La seconde séquence est le semah des grues cendrées (turnalar semahı), que sont censés imiter les hommes, pendant que les femmes figurent la rotation des planètes. Ce semah est dansé tour à tour par de nombreux groupes de l’assistance, généralement à 6, comme ici, mais aussi à 2, pour conclure la série des semah.

Djem à Ulutepe, 13 février 2003 :
A nouveau deux séquences ont été ici montées à la suite. Ulutepe est une bourgade importante des montagnes de Turhal. La première partie donne l’ambiance du début de rituel, où sont chantés trois hymnes (nefes, littéralement “souffle”). Le dede, et à sa droite son épouse, tiennent respectivement la place de ‘Ali et Fatima. On voit vers la gauche l’assemblée, hommes et femmes réunies, et les deux aşıks, Hüseyin Cücü (face à la caméra) et Murat Baydemir. La deuxième séquence est un semah presque complet, avec son introduction lente, et l’envol sur le rythme à trois temps.
Il n’est pas lieu ici (du moins à ce stade de développement de mon site) de détailler tous les éléments du rituel, ou de présenter une analyse de la symbolique des danses “sacrées”. Il me suffira d’indiquer que dans les deux milieux où j’ai travaillé, tant celui des yörük sunnites, que celui des alevi de Turhal, ou des bektashis d’Abdal Musa, c’est l’acte de danser qui manifeste le summum d’intensité de la vie sociale, dans un cas selon des modalités simplement “profanes”, dans l’autre en un sens religieux et symbolique affirmé par la communauté rassemblée.

Textes et Articles

I. RYTHME :

“Pour une théorie du rythme aksak”
Revue de Musicologie, T. 80, 2 (1994)


in : Blanquis, I. Méchin, C., Le Breton D., ed. : Anthropologie du sensoriel,
l’Harmattan, 1998


Aksak et clave : article écrit avec Jean-Pierre Estival
(Cahiers de Musiques traditionnelles vol. 10 “Rythmes”, 1997)


“Rhythmos, skhèma : pour une typologie des rythmes en tradition orale”.

in : Christian Doumet et Aliocha Wald Lasovski, ed. : Rythmes de l’homme, rythmes du monde,
Hermann, Paris 2010


II. PRATIQUES MINEURES, GEOMUSICOLOGIE

“Paysages musicaux : une approche ethnomusicologique”, in : Ktêma, n°24, Strasbourg 1999


“Musiques mineures”
Cahiers d’ethnomusicologie, 2007, n°20


“Anti-pathos”
in : Cahiers d’ethnomusicologie 2010, n°23


“L’inouï dans une musique de tradition orale”
Paru dans : Claire Kappler, Roger Grozelier, Ed. : L’inspiration, le souffle créateur dans les arts, littératures et mystiques du Moyen Age européen et proche oriental, L’Harmattan , 2006


« Le Terrain et son interprétation »
in : J. Viret, ed. Approches herméneutiques de la musique, Strasbourg, 2001


Temps vécu et temps musical
Paru dans : François Georgeon, Frédéric Hitzel, Ed. :
Le temps Ottoman, Brill, Leiden, 2011, pp. 343-370


III. HOMMAGES

“Pays de danseurs, de rythmes boiteux”, hommage à Gilles Deleuze
(publié par André Bernold et Richard Pinhas dans Deleuze épars, Hermann 2005
Talip Özkan, 1939-2010

Hasan Yıldırım, violoniste

Printemps 2001

Hasan était, jusqu’en janvier 2007 où il s’est éteint, le dernier violoniste venu du “vieux monde”, celui de la société pastorale d’interconnaissance… Il avait fait équipe avec Hayri toute sa vie, dans les fêtes de mariage, et jouait avec raffinement et douceur : tout en lui était raffiné, presque précieux, y compris son parler, et il contrastait fortement avec son homologue Akkulak, au jeu impétueux, et à l’allure de rude montagnard…
Hasan avait eu une vie tumultueuse : plusieurs compagnes successives, — dont la première était célèbre pour sa grande beauté, et très courtisée par les jeunes gens des alentours… C’est lui qui avait pu l’enlever, avec son consentement bien sûr, mais non celui de ses parents, ce qui lui valut six mois d’emprisonnement parce qu’elle était mineure ; après quoi, il l’avait épousée, mais elle allait n’être qu’un des épisodes de sa vie sentimentale. Il aimait montrer des photos de sa jeunesse : moto, lunettes noires… Vieillard, il était un homme frêle et discret, sans doute légèrement dépressif.
Quand il jouait, Hasan avait toujours l’air triste et méditatif, et la sonorité de son violon se fondait avec douceur dans celle du bağlama de son compagnon Hayri.

Son violon est accordé (en hauteurs relatives) : Sol (grave, corde filée de saz)-La-Ré.

Düdük : Hasan, Ali son frère et Hayri

Hayri sort de sa poche intérieure son “gizli düdük” “flûtiau secret”, fait d’un corps de roseau à six trous, et d’une embouchure en écorce de pin (sarı çam, pinus brutia) évidée, dont l’extrémité est resserrée de façon à constituer une anche double. Ce petit hautbois se fabrique au printemps, pendant que chante le coucou, et que la sève abondante permet aisément de détacher le tube d’écorce du bois qu’il renferme. Le gizli düdük est appelé ainsi en raison de sa discrétion : “tu en joues derrière la forêt, et derrière l’autre forêt on ne l’entend pas” (voirle film « Derrière la Forêt »).

L’art de Hayri Dev

Une petite suite d’enregistrements, entre 1995 et 2002
Hayri Dev, Taşavlu, 2006, photo G. Andrès

Hayri est né en 1933, d’un lignage dont il aime raconter l’origine légendaire : son nom de famille “Dev” signifie “géant”, et représente aussi le personnage de l’ogre des contes. Aussi explique-t-il qu’ils étaient à l’origine quarante géants, unis comme les doigts de la main, qui avaient leur yayla, estivage, là où réside désormais sa famille, au village de Taşavlu. Il aime également évoquer les souvenirs de la vie pastorale de son enfance, et les récits de ses grands parents, qui connaissaient encore les grandes migrations saisonnières (environ 250 km. entre l’hivernage et l’estivage) : ses parents ont fini par se fixer dans les montagnes de Çameli, et lui-même a été témoin et acteur de la reconversion définitive à l’agriculture sédentaire : mais nulle nostalgie dans ses récits au passé, car rien n’est plus étranger à Hayri que le pathos, la nostalgie ou la déploration… Plutôt une admiration joyeuse pour les personnages et les ambiances du passé.
Homme de savoir : son père l’avait destiné aux études, — c’est-à-dire qu’il apprit dans sa jeunesse à lire le Coran… Mais son goût pour la musique fut plus fort, et il garda sa science du Livre secrète en lui, tout en menant une intense vie de musicien de noces. Il détenait des savoirs bien à lui : un soir il m’expliqua qu’à la fin des temps, tous les livres, même le Coran, s’effaceraient : si l’on ne savait pas par coeur (ezberli), on serait perdu… Il aimait répéter que le monde s’était rempli sept fois, et vidé sept fois (dünya yedi kere dolmuş, yedi kere boşalmış). « Et maintenant? » — « il est plein »…

Un grand savoir-faire pratique dans tous les domaines : agriculture, menuiserie, connaissance très profonde de la nature… il a même exercé un temps le métier de tailleur, dans son jeune âge. Son rayonnement est évident, comme en témoignent les nombreuses visites de voisins venus de près ou de loin s’asseoir chez lui, y trouvant sans nul doute un réconfort.
Souplesse et élégance de l’allure, humour parfois teinté d’une ironie légère, — un anti-conformisme actif, pratique. Travailler auprès de Hayri, apprendre de lui la musique, et l’observation du monde environnant, s’accompagnait d’un rare sentiment de liberté. Avec lui le visiteur musicien apprenait, instrument en main, à méditer le répertoire, la vie immanente des formes musicales en permanente transformation, la perpétuelle différence dans la répétition.
Mais par ailleurs toujours insaisissable, derrière le rire, et gardant quelque chose d’imperceptible, selon l’adage : “karda yörü, izini bell’etme” : “marche sur la neige, mais que ta trace ne soit pas visible”.

Karda yörü, izini bell’etme. Photo : Manou Lefeuvre, 01/2007

Un jour d’avril 2002 (vidéo ci-dessous) : il avait neigé dans la nuit : à 10 heures du matin le pays était entièrement blanc. Mais deux heures plus tard, le printemps avait repris ses droits, et toute neige avait fondu. Pendant que les occupations quotidiennes reprenaient leur cours, Hayri me donna quelques exemples d’airs de boğaz, ces anciens “airs de gorge” que les jeunes femmes chantaient en gardant les troupeaux : elles pressaient le pouce sur leur glotte pour orner la mélodie de ces airs sans parole, dont la seule relique est désormais l’imitation instrumentale, transformée en air de danse. Voir également : Ramazan, imitation du boğaz, et Akkulak, imitations du boğaz au violon) .

Hayri Dev s’est éteint paisiblement le 18 juillet 2018, à l’hôpital de Denizli. La veille encore, il jouait de son bağlama.

Jeunes générations

Juillet 2003, une après-midi de détente heureuse : à droite, Zafer, le fils de Hayri, à gauche son neveu Kısmet. Preuve manifeste que deux générations après le grand Hayri, la tradition reste fort vivante.

Zafer, né en 1966, a commencé dès l’âge de 12 ans à accompagner Hayri et Hasan dans les mariages. Il jouait alors la percussion (davul, darbuka). Puis sa route l’a conduit vers la ville, Denizli, où il accompagnait de jeunes musiciens des années 70-80, qui jouaient la musique arabesk dans les gazino, cabarets urbains. Ce style arabesk, fort décrié par les tenants de la musique officielle turque (folklore national), était à la fois une musique, et l’emblème d’un mode de vie : la musique s’apparentait à la langue commune du monde arabe méditerranéen, exporté depuis l’Egypte et son cinéma dès les années 50 ; le mode de vie était celui des migrants de l’exode rural, débarquant à Istanbul, déracinés, cultivant le pathos de l’exil, des amours impossibles et tragiques…
Zafer, après avoir vécu dans cette culture, a aussi donné quelques concerts en Europe avec son père et les anciens violonistes, car il maîtrise parfaitement les répertoires locaux ; enfin, depuis une dizaine d’années, il a choisi de vivre plutôt au village, où il continue à jouer comme musicien de noces.
Quant à Kısmet, né en 1980, il s’est mis très tôt au saz, commençant par le petit bağlama ; puis il est devenu un virtuose du synthétiseur, qu’il joue dans les mariages au côté de son oncle, ou en indépendant. Depuis 2006 il s’est également mis au violon, pour prendre la relève de son voisin Hasan, qu’il a entendu et observé durant toute sa jeunesse ; il étudie également le style d’Akkulak d’après les enregistrements et les vidéos : mais la musique ne lui donne pas assez de moyens pour vivre et subvenir aux besoins de sa famille, à l’éducation de ses enfants. Aussi doit-il trouver des emplois divers, parallèlement aux fêtes de mariage.
Consécration pour ce jeune instrumentiste doué : il est monté sur la scène pour la première fois en janvier 2007, à Istanbul, Ankara et Izmir, accompagnant au violon son oncle et son grand’père, à l’occasion de la sortie d’un CD paru chez Kalan Müzik. Hasan venait de mourir, et Kısmet devenait ainsi “officiellement” l’héritier de cet art du violon en voie d’extinction… Deux ans plus tard, il donnait un concert à Paris avec son oncle et son grand’père…