Mètre et rythme

QUELQUES OUTILS D’ANALYSE : RYTHME ET METRE,
CO-METRICITE ET CONTRAMETRICITE :

Il a déjà été suffisamment souligné que la terminologie relative au rythme est très floue, sujette à controverses interminables : un bel exemple de recension des termes se trouve dans la première partie de la thèse de Simha Arom, Polyphonies et polyrythmies instrumentales d’Afrique Centrale, structure et méthodologie, SELAF, Paris, 1985. Constantin Brailoiu nous mettait d’ailleurs en garde, dans son célèbre article sur le rythme aksak paru en 1951 dans la Revue de Musicologie, contre les polémiques “sans fin et sans issue” qu’engendrent les théories du rythme…
Par conséquent, autant définir clairement les termes que l’on utilise, et je proposerai de rappeler ici les outils conceptuels que mon travail sur des habitus rythmiques très localisés m’ont amené à employer, ou éventuellement à définir. En aucun cas il ne s’agit d’imposer des concepts “définitifs”, mais bien plutôt d’exposer des outils qui ont été particulièrement efficaces dans mon travail, pour donner des clés d’écoute et d’analyse.
METRE : du grec metron (qui peut se traduire par mesura en latin). Généralement ce terme forme couple avec “rythme”, comme la “forme fixe” va de pair avec la “forme mobile”, l’ “invariant” avec la “variation”. Il est très utile de revenir à cette distinction fondamentale des Grecs anciens, qui désignaient par skhèma (cf. “schème”, dont je rapproche ici “mètre”) la forme fixe, et par rhythmos, la forme mobile, fluide, les deux restant indissolublement liés dans une dialectique constitutive de la musique.
J’entends donc généralement par mètre un schéma d’organisation de durées qui sous-tend une musique, de manière périodique, et constante. Le problème que pose l’aksak est celui-ci : un aksak va se présenter toujours selon deux niveaux d’analyse, celui de la pulsation isochrone d’une part, et d’autre part celui de ses regroupements en “groupes de 2” et “groupes de 3”.
Exemple (prenons le plus simple, que l’on appelle couramment “5 temps”) :

Ces deux premiers niveaux d’analyse définissent l’organisation invariante de la “forme fixe” tout au long d’une exécution musicale : il est impossible de saisir l’aksak en dehors de ces 2 niveaux d’analyse à la fois. Qui plus est, le premier niveau n’est que celui des pulsations isochrones, pour ainsi dire “amorphe”, neutre, alors que le second est réellement celui qui organise toute la forme musicale et sa périodicité, il est “nécessaire et suffisant” pour organiser la construction d’autres niveaux éventuels d’organisation des durées (niv.3 et 4) : c’est donc 2 le niveau proprement « métrique », au sens d’une forme fixe et invariante, qui à son tour repose sur la série des 5 pulsations isochrones (N.1). Ici, il convient de développer une conception dynamique de la description, où le niveau 2 serait un premier niveau rythmique par rapport au niveau 1, mais deviendrait à son tour un niveau métrique pour les niveaux successifs, les variantes rythmiques qui peuvent s’y superposer (niveaux 3 et 4), jusqu’à des nuances plus fines, qui souvent ne sont perceptibles que localement, par les danseurs, mais qui sont signifiantes (d’un lieu, d’une personne disparue ou vivante…). Jusqu’au niveau ultime de la mélodie et des poèmes chantés.
C’est donc aux niveaux 3 et 4 que nous entrons dans le domaine proprement dit du rythme, à partir du mètre initial : le rythme sera donc la résultante des différents niveaux. Ceci est développé dans l’article sur l’aksak (cf. textes articles).

RYTHMES CO-METRIQUES ET RYTHMES CONTRA-METRIQUES :
Nous l’avons vu, l’aksak exclut que l’ordre des “groupes de 2” et des “groupes de 3” permute en cours d’exécution : un “5=2+3” ne saurait devenir un “5=3+2”. De plus, toute intervention d’un nouvel acteur, qui viendrait à frapper dans ses mains, ou ajouter une percussion, ne le fera qu’en confirmant l’organisation première du mètre : ainsi l’aksak bien courant dans les yayla de Turquie méridionale, en 2+2+2+3, pourra s’articuler de diverses manières (le niveau 3 indiquant une des structures de pas de danse, le niveau 4, l’articulation du plectre d’un luth) :

Ces variantes peuvent être locales (distinguant tel village de tel autre), ou individuelles, ou encore liées à une particularité de l’articulation mélodique.
Mais on peut constater que les accents se superposent toujours au mètre initial, proposant de nouvelles variantes rythmiques en coïncidence : nous dirons que l’aksak est toujours co-métrique, car c’est dans la nature-même de l’aksak. Tout autant que son caractère bichrone, la com-métricité est une composante du concept strict de l’aksak.
Il y a fort à parier qu’en certains lieux du monde, le 9=2+2+2+3 se superpose au 3+3+3 : ce ne serait alors plus un aksak dans sa plus stricte définition comme habitus rythmique. En effet, en superposant le bichrone (2+2+2+3) et l’isochrone (3+3+3), l’ »habitus » est alors celui de la contramétricité.. C’est bien ce que font souvent les tsiganes de Thrace, jouant subtilement de l’ambiguïté, —exception qui confirme la règle…
Ainsi Dave Brubeck, dans son célèbre Blue Rondo a la turk construit sa mélodie sur trois mesures aksak en 2+2+2+3 et une mesure de transition en 3+3+3, — en quoi il n’est plus tellement “a la turk”, et joue avec la contra-métricité (habitus par excellence, pourrait-on dire, d’un musicien de jazz).

La contra-métricité est propre à la plupart des musiques d’Afrique, ou afro-américaines, et marque profondément notre système rythmique européen “contra-puntique”, comme dans le “3 pour 2” représenté par le triolet. Les rythmes pygmées présentés par Simha Arom et Marc Chemiller sont tous contra-métriques : c’est dans leur nature même. En effet, aux successions de “2” et de “3” se superpose toujours une pulsation isochrone, comme pour le cas très courant où 4+4 et 3+3+2 se jouent simultanément.
L’étude du rythme est toujours à la limite entre une rationalité du calcul, une « solfégisation », une arithmétique, et la perception « vécue » —l’affect à l’état pur. L’ethnomusicologue, plutôt que de réinventer le solfège, peut s’intéresser à mettre à jour des habitus rythmiques, c’est à dire des structures profondes de la relation au temps musical, qui commandent l’acte musical (et rythmique) : certes, l’aksak peut se définir par rapport à des critères formels ou arithmétiques, imparité, nombres premiers, on peut, comme le fait Simha Arom, classer des « pseudo »-aksak à part, etc. Mais l’intéressant est de partir du processus qui engendre tel ou tel rythme, où se localise telle ou telle grammaire rythmique.
De même, il existe des « 12 » bulgares marqués 2+3+2+2+3, strictement commétriques, c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais articulés à une battue régulière de type (3+3+3+3) ; par contre, en Afrique, ou à Cuba, où cette métrique du cycle de 12 asymétrique est omniprésente, elle est toujours pensée en « contra-métricité » avec une battue régulière.
C’est au musicologue Mieczyslaw Kolinski (“a cross cultural approach to metro-rhythmic patterns”, Ethnomusicology, XVII/2 (1973), 494 et suivantes), que nous devons l’usage des concepts de « commétricité » et contramétricité », fort utiles pour définir deux pratiques bien différentes des rythmes du monde, plus précisément deux habitus rythmiques, et les distinguer : il semble bien que nous touchions là un critère de différenciation essentiel en matière de rythme, dans la mesure où ces deux “vécus” rythmiques sont deux “limites”, bien localisées dans le monde, entre lesquelles peuvent exister plusieurs types de combinaisons, de mixtes.