Qu’est-ce qu’un yayla ?

Les deux lieux dont il est principalement parlé ici sont situés au-dessus de 1000m., dans l’arrière-pays lycien.

Les yayla de Çameli (=”pays des pins”), avec l’étagement caractéristique des végétations : pins autour de 1000m., genévriers plus haut (photo G. Andres)

En hiver, sur les derniers contreforts du Taurus.

Le mot yayla est un peu devenu la « marque de fabrique » de mon travail, nom de ce site, titre de mon principal livre, et des CD publiés : de quoi s’agit-il?

La Turquie est un pays de plateaux, au climat continental. Dans la conscience de la plupart des habitants du pays, l’espace se divise en deux “territoires” : yayla, pâturage d’été, et kışlak, pâturage d’hiver. Le temps également se partage entre deux saisons, selon le très ancien calendrier des Pléïades : de début mai à début novembre, c’est l’été pastoral (yay, d’où yaylak), où l’on part vers les estives, et à partir de novembre, kış, l’hiver (d’où kışlak), où l’on se trouve « en bas » (plaines côtières, basses vallées). C’est du reste une constante de toutes les cultures turciques, — par exemple, en Asie centrale, kışlak signifie “village”, le lieu de la sédentarité hivernale. Le yayla représente un espace ouvert, en altitude, très fortement idéalisé pour ses eaux fraîches, son air pur, etc.

Si nous portons notre regard sur l’histoire de la Turquie, depuis l’arrivée des premiers peuples nomades des steppes, — dits “turkmènes”, “turcomans”, — à travers le prisme de la géographie, elle peut nous apparaître comme un long processus de sédentarisation : les Ottomans eux-mêmes n’étaient à l’origine qu’un groupe de nomades comme tant d’autres, poussant leurs troupeaux à travers toute l’Asie, et particulièrement l’Anatolie. Ces nomades, qui constituaient une puissante machine de guerre, ont été habiles dans l’histoire à s’approprier les structures des états sédentaires, de la Chine à l’Iran, jusqu’à conquérir Constantinople en 1453, et transformer en empire ottoman l’empire byzantin déjà fortement affaibli (par les Latins, et les croisades, entre autres). Par la suite, les anciens nomades devenus puissance impériale se sont toujours efforcés à la fois d’utiliser à son profit la « machine de guerre » des nomades, et de la réduire en favorisant leur sédentarisation, car ils restaient incontrôlables. Par conséquent, ceux qui ont résisté le plus longtemps à la politique de sédentarisation virent l’espace habitable se restreindre, au point qu’il ne leur restait plus que leurs pâturages d’été pour se fixer : les basses-terres, les plaines côtières étaient occupées depuis longtemps.

Les lieux que je présente ici avec leurs musiques sont des yayla peuplés par des “yörük”(= “qui marchent”), à savoir des nomades récemment fixés sur leurs anciens campements d’été : au début du 20è siècle ils pratiquaient encore le semi-nomadisme, puis ils se sont convertis, bon an mal an, à une maigre agriculture de subsistance. Les maisons “en dur” ont remplacé les anciens abris de bergers. Les hivers sont longs et rudes. Cette relative autarcie géographique a également permis aux singularités culturelles, en particulier à la musique, de se perpétuer.